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Albert Camus entre mondialisme et fédéralisme européen "

Alessandro Bresolin

 

De la Société des Nations à la Société des Peuples

 Pour comprendre d'où vient la vision mondialiste d'Albert Camus, il faut penser surtout à l'homme qu'il était, à une donnée anthropologique : il était un fils pauvre de l'Algérie française. Grandi dans un milieu populaire, il fréquentait des amis d'origine différente, espagnole, italienne, arabe. Cela l'empêcha d'avoir une approche eurocentrique, et lui permit de comprendre très vite l'absurdité du système colonial. Une deuxième donnée, c'est le contexte de guerre dans lequel il grandit. En 1914, quand il était encore bébé, il perdit son père, mort dans un champ de bataille de la première guerre mondiale. Quand tout jeune il commença sa formation politique, les grandes questions qu'il se posait étaient étroitement liées à ces deux sujets : comment dépasser un état de guerre persistant, et comment dépasser le colonialisme sans le traumatisme d'un bouleversement violent de la société algérienne.

Quand en 1935 Camus adhéra au Parti Communiste, il le fit attiré par ses mots d'ordre, notamment la justice sociale, la paix, l'anticolonialisme, l'internationalisme. Mais deux ans plus tard, en 1937, il fut expulsé du PC à cause de ses divergences avec la direction : le PC changea sa politique sous l'impulsion de Moscou et Camus se rendit compte que ces mots d'ordre n'étaient que des mots creux. Ce fut en 1938 qu'il reprit son engagement politique, en qualité de journaliste militant, quand Pascal Pia l'emboucha comme rédacteur du journal Alger républicain, lié au Front Populaire, qui devint Le Soir républicain en 1939. Ici il eut moyen de se lier à Robert-Édouard Charlier, professeur à la faculté de droit d'Alger. Le contact avec ce juriste lui donna de nouveaux outils pour développer certains concepts qui deviendront centraux dans sa pensée politique : le difficile rapport entre l'individu et la société, les droits des peuples, le fédéralisme économique et politique, la législation et la démocratie internationales, le gouvernement international, le fédéralisme pour sortir du colonialisme.

Le 25 avril et le 24 mai 1939, Camus publia dans Alger républicain les comptes-rendus de deux conférences tenues par Charlier, la première sur les impérialismes et la deuxième contre la guerre. Charlier y parlait de l'impossibilité de mener une politique impériale contre la volonté des peuples qui composaient ces empires et de l'échec de la Société des Nations (SDN). Celle-ci, née après la fin de la première guerre mondiale, répondait à l'exigence de l'internationalisation de l'économie, de l'inévitable émancipation des peuples encore soumis au colonialisme. Elle aurait dû inspirer un gouvernement mondial. Mais la SDN avait été un échec, d'où la nécessité d'arriver à une nouvelle SDN par une conférence internationale, seul remède à la politique impérialiste et guerrière des États nationaux. La volonté des nations de sauver la paix n'aurait pu s'exprimer que " par des actes dont le premier serait une conférence internationale où les gouvernements viendraient après avoir renoncé à leurs égoïsmes nationaux. [...] M. Charlier unit le sort de la paix à une reconstruction du droit international. […] Conférence internationale pour régler les problèmes économiques immédiats, puis reconstruction internationale pour consolider la paix, ce sont les solutions de M. Charlier. Mais ce qui nous paraît important, c'est qu'il n'envisage pas d'organisme international sans un organisme parallèle qui assouplirait les règles de droit existantes et qui en ferait un vêtement vivant à la mesure du corps mouvant de l'histoire. "

Des articles de la rubrique " Sous les éclairages de guerre " ont été rédigés à trois : Camus, Charlier et Pia. Sur le fond ces textes, désormais publiés dans un climat de guerre, cherchaient à préciser une possible politique de paix pour le futur : ils faisaient l'éloge de la démocratie anglaise, ils prônaient la nécessité de l'amitié franco-anglaise, ils analysaient les raisons de l'échec de la SDN et du problème allemand. Camus était conscient que la cause principale de la montée du nazisme en Allemagne venait de la très dure paix de Versailles imposée par les nations qui avaient gagné la guerre. Pour garantir la paix, la seule solution était la constitution d'une fédération européenne, puis mondiale, gouvernée par une loi supranationale qui aurait supprimé les conflits. Camus donne une vue sur le débat de l'époque dans l'article " Profession de foi ", daté de novembre 1939, qui répondait à une polémique lancée par la revue L'Émancipation nationale par rapport à des articles d'Alger républicain où, écrit-il, " nous définissions l'Europe qu'il nous parait souhaitable de construire . " Le correspondant de L'Émancipation nationale, après avoir exposé la position du Soir républicain dans un compte-rendu de ses articles, posait à ses lecteurs la question suivante, avec un ton sarcastique : " Est-ce défendre notre peuple, notre pays, la paix, que de parler de créer après la victoire une Europe nouvelle basée sur l'idée utopique de République universelle et d'internationalisme ? "

Dans plusieurs articles du Soir républicain, signés sous le pseudonyme d'Irénée ou de Meursault pour échapper à la censure, il avance des propositions pour gagner la paix, après la guerre, par l'instauration d'un " ordre nouveau " :

La répartition des populations en États distincts reposera désormais uniquement sur les volontés de ces populations, consultées par des plébiscites en application du principe libertaire et démocratique du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. [...] Coopération économique et administrative entre États selon des formules fédérales [...] Abdication des souverainetés nationales - instruments juridiques des impérialismes - devant la loi internationale et l'autorité des instances internationales formulant et appliquant cette loi .

En accord avec ces réflexions, le 15 décembre 1939, peu après le début de la seconde guerre mondiale, Camus exprima ses idées dans un article, " La société des peuples ". Il y critiquait l'inefficacité manifeste de la SDN à atteindre le but pour lequel elle était née : résoudre pacifiquement les crises internationales. Camus parle de " société des peuples ", une expression qu'il reprendra dans l'après-guerre, en la liant à la nécessité d'une démocratie internationale et d'un gouvernement mondial aptes à sauvegarder les peuples et les individus de la violence des États :

En réalité, il faut considérer (je ne pense pas qu'il soit hérétique d'avancer cette constatation) que les premières victimes de la guerre sont les peuples. Il semblerait donc que ce fût à eux de prendre les précautions nécessaires pour que cette catastrophe ne survînt pas tous les 20 ans. Ce n'est pas une Société des Nations qu'il eût fallu, mais une Société des peuples. On me dira que les gouvernements représentent les peuples. Mais nous lisons tous les jours dans les journaux que ce n'est pas vrai pour certains pays. Et pour les autres on me permettra de sourire d'une façon discrète. Toute la question est de savoir comment les peuples pourraient être représentés. Mais ce n'est point encore mon propos. J'indique seulement que le noeud de la question réside d'abord dans le mode d'élection des représentants et ensuite dans l'abandon par chacun des États d'une partie de leur souveraineté. Mais il me suffit d'avoir noté une évidence. [3 lignes censurées]

Ainsi, l'on peut dire que chez Camus l'internationalisme instinctif, partisan et idéologique de sa jeunesse, évolue et s'enrichit d'un pacifisme mondialiste nourri d'une approche fédéraliste moins idéologique et basée plutôt sur des concepts plus structurés du point de vue juridique. Face à un monde qui s'acheminait vers la deuxième guerre mondiale, c'est donc la recherche d'une politique de paix, d'un " ordre nouveau international ", à pousser Camus vers l'européisme, le fédéralisme et le mondialisme.

La Résistance et l'européisme

Pendant la deuxième guerre, Camus adhéra au groupe de la Résistance Combat, dirigé par Henry Frenay, lequel affirme, à partir de ses actes fondateurs de 1942, la nécessité de créer une fédération européenne, unie sur le plan juridique et politique, pour garantir la paix et le progrès économique par une véritable démocratisation des institutions. Ces thèses font d'écho au Manifesto de Ventotene, paru en juin 1941, qui est considéré la pierre de fondation du mouvement pour le fédéralisme européen. Élaboré par Ernesto Rossi, Ernesto Colorni et Altiero Spinelli, dans ce Manifese l'on appelle " conservateurs " ceux qui veulent restaurer une Europe des souverainetés nationales, et " progressistes " ceux qui croient que la démocratie doit se construire à partir d'une fédération. Parmi les objectifs premiers de la Fédération européenne il devait y avoir une redistribution des richesses et le dépassement pacifique du colonialisme européen.

À cette époque Camus était rédacteur en chef de Combat, et jouait un rôle de premier plan dans l'évolution des Mouvements unis de Résistance (MUR) et plus tard du Mouvement de Libération Nationale (MLN), qui regroupaient la Résistance de la gauche non communiste, et dans la création dans le MLB du CFFE (Comité Français pour la Fédération Européenne). En juin 1944 le CFFE diffusa sa propre Déclaration, à la rédaction de laquelle participèrent Albert Camus, de Combat, André Ferrat, de Franc-Tireur et Gilbert Zaksas de Libérer et fédérer. Cette déclaration reprenait en grande partie les thèses fédéralistes du Movimento Federalista Europeo (MFE) italien, et affirmait d'abord que si l'on voulait garantir prospérité, démocratie et paix, une " société des nations " ou une simple ligue d'États était vouée à la faillite. Pour atteindre ces objectifs, les États nationaux devaient se fédérer et confier à l'État fédéral européen l'organisation économique et commerciale, le droit d'avoir une armée et la direction des relations extérieures. La Déclaration repoussait l'opinion selon laquelle il convenait de combattre uniquement pour la libération nationale. Si la question européenne ne trouvait pas une solution immédiate, le risque était d'avoir, comme en 1919, une organisation réactionnaire de l'Europe. L'accent était aussi mis sur le fédéralisme interne aux États :

La Fédération européenne ne s'oppose pas aux nations dans ce qu'elles ont de progressif. Les gouvernements nationaux ne seront subordonnés au gouvernement fédéral que lorsqu'il s'agira de questions intéressant l'ensemble des États fédérés. Mais les gouvernements nationaux, de même que les organes de 'self-government' régionaux et locaux, subsisteront avec leurs lois particulières dans la mesure où elles ne sont pas en contradiction avec les lois fédérales, en gardant leur autonomie administrative, linguistique et culturelle .

Les thèses soutenues par Camus et les autres résistants exprimaient la nécessité d'un double fédéralisme : vers l'extérieur, avec la dilution de l'État-nation dans une structure supranationale ; vers l'intérieur, avec une désarticulation de l'État-nation centralisé, lequel aurait eu une nouvelle structure au travers d'entités territoriales politiquement autonomes (communes, provinces, régions), mais aussi d'entités économiques coopératives, autonomes elles aussi, qui auraient fédéré les différents secteurs économiques. Comme ailleurs, on retrouve ici très fortement l'influence proudhonienne.

Pendant la guerre, ce fut donc à la Résistance de préparer le terrain pour une conception de l'unité européenne fondée sur les principes d'égalité entre nations et individus, de démocratisation des institutions, de refus de la violence dans le processus fédératif. À la Libération, le moment de mettre en pratique ces réformes s'imposait. Camus était conscient que la seule révolution possible aurait dû être à la fois nationale, avec la réforme des institutions, et internationale, puisque la guerre et l'internationalisation de l'économie démontraient que le destin des peuples du monde était lié et unique. La Fédération européenne aurait dû être un premier pas nécessaire pour arriver à un gouvernement mondial. Il associait donc l'exigence de la Fédération européenne à une révision de la SDN, pour arriver à une entente mondiale qui, seule, aurait pu éviter de vivre dans un monde divisé par des impérialismes juxtaposés.

En février 1945, en plein débat sur les nationalisations, demandées par tous les partis de gauche, Camus essaya d'expliquer la position du groupe de Combat, accusé de conduire une " opposition regrettable. " Les communistes et les socialistes étaient favorables aux nationalisations, et de Gaulle les considérait aussi comme nécessaires. De Gaulle voulait s'approprier la politique de nationalisations, non pour démocratiser mais pour consolider la reconstruction de l'État, et ceci créa quelques embarras à gauche. Si les communistes partageaient aussi avec de Gaulle un certain chauvinisme et si les socialistes se taisaient, certains comme Camus et ceux de Combat demandaient une même cohérence dans la " rupture avec le passé " :

Depuis six mois, nous défendons le même programme sans jamais dévier. Depuis six mois, nous réclamons une économie de guerre et de reconstruction qui marque une rupture avec le passé, des socialisations (et d'abord celle du crédit) qui mettent la production au service de la collectivité au lieu de l'abandonner à des intérêts privés dont nous avons enregistré la démission. Depuis six mois, nous demandons la création d'une vraie démocratie populaire dont l'économie serait juste et le principe politique, libéral. Depuis six mois, conscients de la contradiction où s'étrangle un monde pris entre économie désormais internationale et des politiques obstinément nationalistes, nous réclamons une fédération économique mondiale, où les matières premières, les débouchés commerciaux et la monnaie seront internationalisés et prépareront ainsi la fédération politique qui empêchera les peuples de s'égorger tous les vingt ans .

Dans cette optique, selon Camus, la signature par Georges Bidault et Molotov du Pacte franco-soviétique, le 10 décembre 1944, aurait dû être la " première étape ", suivie d'une deuxième qui aurait porté vers un élargissement des alliances jusqu'à associer les nations, finalement unies dans un système souple mais à la fois solide, où la concurrence tournerait en coopération. En même temps " il serait vain d'ignorer que l'étape définitive, autant que le mot définitif puisse être prononcé dans ce qui touche à la haine ou à l'amour des hommes, ne pourra être qu'une organisation mondiale où les nationalismes disparaîtront pour que vivent les nations, et où chaque État abandonnera la part de souveraineté qui garantira sa liberté. C'est ainsi seulement que la paix sera rendue à ce monde épuisé ".

L'intégration économique de l'Europe dans un système ouvert et pluraliste aurait évité l'asservissement de l'Europe aux impérialismes russe et américain, qui imposaient une guerre froide à la place de la nouvelle renaissance que l'on attendait. Pour développer une vraie politique de paix, la Fédération européenne aurait dû devenir un modèle autonome " médian " entre les deux modèles fédéraux si différents qu'étaient les superpuissances. Ainsi " cette fédération, si elle pouvait rejoindre géographiquement et spirituellement le système fédéraliste russe et américain, donnerait plus de solidité à l'idée d'une fédération mondiale, qui figure l'exigence limite d'une politique étrangère pacifique ."

De la Libération à sa sortie de l'Unesco

Mais à la fin de la guerre, l'action fédéraliste sur le terrain politique et social était graduellement marginalisée, écrasée par la politique nationale et internationale : la guerre froide. Les espoirs des fédéralistes qui sortaient de la Résistance seront bientôt déçus. Churchill se prononça pour des États-Unis d'Europe guidés par les gouvernements et les État nationaux, sous l'égide la France et de l'Allemagne. Mais entre-temps les puissances qui avaient gagé la guerre, notamment les États-Unis et l'Union Soviétique, se partageaient l'Europe en deux blocs sous leur influence directe.

Cette division, avec le manque d'indépendance de l'Europe qui en découlait, était rejeté par tous ceux qui, comme Camus, n'avaient pas de sympathie ni pour le socialisme soviétique, ni pour le libéralisme américain. Dans la série de huit articles " Ni victimes ni bourreaux ", publiés dans Combat entre le 19 et le 30 novembre 1946, on retrouve le noyau des thèses que Camus avait défendues avec Charlier et Pia, en 1939 dans Le Soir républicain, notamment vis-à-vis de la coopération internationale et de la nécessité d'un " nouvel ordre international ". Face à l'affrontement entre les impérialismes américain et russe, face aussi aux risques d'une nouvelle guerre nucléaire et à la terreur que les États imposaient aux individus, selon cet ordre, Camus envisageait un programme de démocratie radicale :

Nous savons donc tous, sans l'ombre d'un doute, que le nouvel ordre que nous cherchons ne peut être seulement national ou même continental, ni surtout occidental ou oriental. Il doit être universel. Il n'est plus possible d'espérer des solutions partielles ou des concessions. Le compromis, c'est ce que nous vivons c'est à-dire l'angoisse pour aujourd'hui et le meurtre pour demain. Et pendant ce temps, la vitesse de l'histoire et du monde s'accélère .

Pour atteindre ce nouvel ordre international, Camus ne voyait que deux moyens : le premier, venu d'en haut, obtenu par la victoire d'une seule puissance, mais ceci ne pourrait se réaliser que par la violence, suite à une guerre ; le deuxième, venu d'en bas, aurait été obtenu à l'issue d'un accord mutuel, donc fédératif, entre toutes les parties. Il fallait aller au-delà des accords bilatéraux entre nations, au-delà aussi des accords fédératifs régionaux, pour atteindre à celui d'une unification politique de l'Europe afin de réaliser une véritable démocratie internationale apte à sauvegarder les droits des individus et des minorités face aux pouvoirs des États. Camus définissait ainsi la " démocratie internationale ", qu'il opposait à un régime de " dictature internationale " :

C'est une forme de société où la loi est au-dessus des gouvernants, cette loi étant l'expression de la volonté de tous, représentée par un corps législatif. Est-ce là ce qu'on essaie de fonder aujourd'hui ? On nous prépare, en effet, une loi internationale. Mais cette loi est faite ou défaite par des gouvernements, c'est-à-dire par l'exécutif. Nous sommes donc en régime de dictature internationale. La seule façon d'en sortir est de mettre la loi internationale au-dessus des gouvernements, donc de faire cette loi, donc de disposer d'un parlement, donc de constituer ce parlement au moyen d'élections mondiales auxquelles participeront tous les peuples. Et puisque nous n'avons pas ce parlement, le seul moyen est de résister à cette dictature internationale sur un plan international et selon les moyens qui ne contrediront pas la fin poursuivie .

Mais la réalité géopolitique c'était le début de la guerre froide et l'on s'apercevait que la démocratisation des États européens et le processus d'unification de leurs institutions politiques ne serait que lent et partiel.

À la fin des années 1940 il était clair que les États avaient repris leur rôle et le slogan lancé par Camus au moment de la libération, " Réaliser après la Résistance, la Révolution ", où l'on devait entendre par " Révolution " la révolution fédéraliste théorisée par Spinelli et les autres fédéralistes, était un slogan dépassé.

" L'affaire Garry Davis ", qui éclata dans l'été 1948, est le symbole de la fin de cette époque pleine d'espoirs. Cet ancien pilote américain pendant la dernière guerre devint un cas international quand, le 25 mai 1948, en opposition à la politique de son pays, il abandonna sa nationalité américaine pour se placer sous la protection de l'ONU. Il dressa une tente sur le parvis du Palais de Chaillot à Paris, siège provisoire des Nations unies. Ici, il se revendiqua d'une " citoyenneté mondiale ". En septembre 1948 Davis lança le mouvement Citoyens du monde, et devint bientôt un symbole pour ces intellectuels qui ne s'étaient pas encore résignés à la guerre froide, tels Camus, Sartre, Breton, mais aussi Albert Einstein, Carlo Levi et d'autres, qui allaient lui rendre visite dans sa tente. Le jeune Pierre Bergé, qui avait rencontré Garry Davis et qui militerait dans le mouvement Citoyens du Monde, créa une revue, La Patrie mondiale. Camus donna sa contribution au mouvement écrivant la Déclaration d'Oran, qui est considérée comme l'un des textes fondateurs de la citoyenneté mondiale, en tant que volonté politique moderne .

Le 19 novembre 1948 Garry Davis, François-Jean Armorin et Robert Sarrazac interrompirent la tenue de l'Assemblée générale des Nations unies au Palais de Chaillot et ils essayèrent de lire cette Déclaration. Ce fut une action éclatante, au cours de laquelle les mondialistes revendiquaient la démocratisation et la supranationalité de l'ONU. Au milieu de l'indifférence générale, " pour lui démontrer que le monde aujourd'hui a beaucoup plus besoin de policiers que de citoyens, on a arreté Davis et ses amis . "

Selon Camus ce fait parle tout seul :

Un homme qui refuse les privilèges de sa nationalité, après en avoir accepté, comme pilote de guerre, les charges, est proscrit sur le territoire où s'exerce l'autorité de nations réunies. Un homme, qui en appelle à la paix mondiale, n'a pas le droit d'élever la voix devant ces mêmes nations. La leçon est claire. Sur la colline de Chaillot, tout est à l'honneur, sauf la paix .

Mais Camus participa aussi au tumulte et au boycott de la séance de l'ONU. Lui et ses amis furent immédiatement arrêtés par la police et incarcérés pour une nuit. Pierre Bergé, lui aussi incarcéré, se souvient de cet épisode :

Je me souviens - et comment l'oublier ? - de cet après-midi du 18 novembre 1948, je venais d'avoir 18 ans, quand nous interrompîmes une séance de l'ONU. Nous avions obtenu une trentaine de sièges dans le 'poulailler' et, quand le représentant de l'Urss prit la parole, Garry se leva, il harangua l'assemblée et se mit à lancer des tracts. Nous fîmes de même. La police militaire intervint presque de suite. On a été arrêtés tous les trois : Albert Camus, Jean-François Armorin et moi. Ils nous ont enfermés dans une cellule et on y a passé une nuit plutôt agréable. Je ne l'ai pas oublié, puisque l'occasion de se retrouver enfermés avec un futur prix Nobel de la littérature n'arrive pas tous les jours. Puis le mouvement se dégonfla, la politique reprit ses droits. Il n'y avait plus d'espace pour les idées libertaires et poétiques .

Camus défendait ces idées comme le sel de la politique, et suite à leur militance commune, en décembre 1948 Bergé publia dans La patrie mondiale une interview de Camus. Il rappela qu'en refusant sa nationalité américaine Davis niait sa solidarité à tout impérialisme. Accusé d'être un rêveur idéaliste, Camus n'a jamais regretté d'avoir assumé cet engagement, et il se réclama toujours de son adhésion à la cause de Davis : " Entre Garry Davis, le déjà célèbre 'citoyen du monde', et l'ONU, je préfère l'idéalisme ingénu du premier, malgré l'utopie que suppose l'affirmation suivant laquelle la politique doit être exclusivement de caractère international alors que ce sont des positions nationalistes et régionalistes qui s'affrontent. Lui au moins n'assassine personne. "

Sa critique vis-à-vis des institutions internationales naissantes, comme l'ONU et l'UNESCO, se basait sur le fait qu'elles étaient issues d'une diplomatie internationale régie par les grandes puissances et par les gouvernements nationaux, et elles étaient loin d'être cette " Société des Peuples " dont le monde aurait besoin. L'épisode qui fit tourner sa critique en amertume arriva le 19 novembre 1952, quand il y eut l'admission de l'Espagne franquiste à l'UNESCO. Camus, de mère espagnole et lié comme il l'était à la cause de la République espagnole, ne pouvait pas l'accepter. Selon Camus, mondialiste et fédéraliste convaincu, chercher de construire une Europe unie dans un monde uni ne signifiait pas accepter une Europe quelconque :

Les démocraties de l'Ouest se font apparemment une tradition de trahir leurs amis ; les régimes de l'Est se créent une obligation de les dévorer. Entre les deux, nous avons à faire une Europe qui ne sera ni celle des menteurs ni celle des esclaves. Car il faut faire sans doute une Europe, on a raison de nous le dire au Sénat américain. Simplement, nous ne voulons pas de n'importe quelle Europe. Accepter de batir une Europe avec les généraux criminels de l'Allemagne et le général rebelle Franco serait accepter l'Europe des renégats.

Il ne pouvait exister de pire trahison envers ceux qui avaient combattu la guerre contre l'ennemi nazi-fasciste, de voir le Ministre de l'Information du régime de Franco, fervent propagandiste de Hitler, devenir collaborateur à plein titre de l'UNESCO. On ne pouvait pas lui demander, au nom de l'anticommunisme, de cautionner le totalitarisme franquiste, d'accepter finalement celle qui s'annonçait comme une réorganisation purement conservatrice et libérale de l'Europe et du monde occidental. Ceci explique en grande partie la prise de distance de sa part par rapport à l'engagement politique pour le fédéralisme européen. Les nationalismes avaient gagné encore une fois dans l'histoire et l'échec de l'après-guerre, où l'on voyait le but d'une Europe unie comme à portée de main, était trop cuisant. Néanmoins il ne céda jamais dans ses principes, et il continua à dénoncer, à exprimer sa pensée, en jouant le rôle de conscience critique de cette Europe qu'il ne concevait que dans son intégralité, Est et Ouest, sans barrières et frontières, ni pour les marchandises, ni pour les hommes et les idées. Camus synthétisa sa pensée au sujet de la question européenne le 28 avril 1955, quand, au cours de son premier voyage en Grèce, il donna une conférence à Athènes titrée " L'avenir de la civilisation européenne ". Bien sûr l'évidence des faits disait que l'Europe était en retard, et le monde avec elle, justement pour cela sa devise vis-à-vis de l'idéal fédéraliste était de ne pas abandonner le combat :

Eh bien, je crois que cet idéal enfin auquel nous tendons tous, que nous devons défendre, pour lequel nous devons faire tout ce qu'il est possible de faire, cet idéal, nous ne l'atteindrons pas tout de suite. Vous avez prononcé tout à l'heure un mot fatidique, c'est le mot " souveraineté ". Ce mot " souveraineté " depuis longtemps a mis des bâtons dans toutes les roues de l'histoire internationale. Il continuera de le faire. Les blessures de la guerre toute proche sont encore trop fraîches, trop douloureuses, pour qu'on puisse espérer que des collectivités nationales fassent cet effort dont seuls des individus supérieurs sont capables et qui consiste à dominer ses propres ressentiments. Nous nous trouvons donc, psychologiquement, devant des obstacles qui rendront cette réalisation difficile. Ceci dit, je suis de votre avis, il faut lutter pour arriver à vaincre ces obstacles et faire l'Europe, l'Europe enfin, où Paris, Athènes, Rome, Berlin seront les centres nerveux d'un empire du Milieu, si j'ose dire, qui, d'une certaine manière, pourra jouer son rôle dans l'histoire de demain .

Notes

Albert Camus, " Pas de guerre. Une conférence de M. R.-E. Charlier ", in, Alger Républicain, 24 mai 1939, in O. C. tome 1, p. 651-652

Albert Camus, " Profession de foi ", novembre 1939, in, Le Soir républicain, in, O. C. tome 1, p.775

Ibidem.

21. Albert Camus, " Le Soir républicain , 11 et 16 novembre 1939 ", in Paul. F. Smets, Le Pari européen dans les essais d'Albert Camus, Bruxelles, Bruylant, 1991, p. 20-21

22. Albert Camus, " La société des peuples ", in, Le Soir républicain, 15 décembre 1939, in, O. C. tome 1, p. 781-782

23. " Déclaration du Comité français pour la Fédération européenne ", in, Thelos [pseudonyme d'Ernesto Rossi], L'Europe de demain, La Baconnière, Neuchatel, 1945, p. 75-78. Sur le CFFE voir Jean-Francis Billion, " Il Comité Français pour la Fédération Européenne : le radice, la fondazione i contatti ", in, Altiero Spinelli il federalismo e la resistenza, sous la direction de Cinzia Rognoni Vercelli, Paolo G. Fontana et Daniela Preda, éd. Il Mulino, Bologne, 2012, p. 622

24. Albert Camus, " 9 février 1945 ", in, Combat, O. C. tome 2, p. 595-596.

25. Albert Camus, " 18 décembre 1944 ", in, O. C. tome 2, p. 587.

26. Albert Camus, " Remarques sur la politique internationale ", in, O. C. tome 2, p. 652.

27. Albert Camus, " Démocratie et dictature internationales ", in, O.C. tome 2, p. 446

28. Ibidem, p. 448

29. On reproduit ici l'intégralité de la Déclaration d'Oran, ainsi dite justement puisque rédigée par Camus :

" Monsieur le Président, Messieurs,

Au nom des peuples du monde qui ne sont pas représentés ici, je vous interromps, mes paroles seront sans doute insignifiantes pour vous. Et pourtant notre besoin d'un ordre mondial ne peut être plus longtemps négligé. Nous, le peuple, nous voulons la paix que seul un gouvernement mondial peut donner. Les États souverains que vous représentez ici nous divisent et nous mènent à l'abîme de la guerre. J'en appelle à vous pour que vous cessiez de nous entretenir dans l'illusion de votre autorité politique. J'en appelle à vous pour que vous convoquiez immédiatement une Assemblée Constituante Mondiale qui lèvera le drapeau autour duquel tous les hommes peuvent se rassembler : LE DRAPEAU DE LA SOUVERAINETE D'UN SEUL GOUVERNEMENT POUR UN SEUL MONDE. Si vous manquez à cette tâche, écartez-vous, une Assemblée des Peuples surgira des masses mondiales pour bâtir ce gouvernement. Car rien de moindre ne peut nous servir. " (source:www.recim.org).

30. Albert Camus, " Nous sommes avec Davis ! ", in, O. C. tome 2, p. 720

31. Ibidem , p. 721

32. Pierre Bergé, in, Libération, 29 juillet 2013

33. Albert Camus, " Interview au Diario de Sao Paulo ", 6 août 1949, in, O. C. tome 3, p. 867

34. Albert Camus, L'Europe de la fidélité , 12 avril 1951, in O. C. Tome 3, p. 871.

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