plan de cette partie du site - -

Registre des Citoyens du Monde - Assemblée - Délégués élus

Esperanto

Français

English

Les titres - Au jour le jour - Libres propos - Autres publications
LIBRES PROPOS

Jacques TRUCHOT

LE DÉFI MONDIALISTE: UTOPIE OU RÉALITÉ DE DEMAIN?

Si les mondialistes sont gens enthousiastes, un obstacle, un complexe (au sens impropre et courant du terme) les menacent tous, risquant un jour ou l'autre de les paralyser. On pourrait l'appeler le "complexe de Cassandre". Alors que l'histoire contemporaine nous donne raison et prouve l'actualité de notre message, celui-ci passe mal. D'où la pénible impression de prêcher dans le désert.

Comme le montrent les événements, l'union fédérale du monde constitue un projet solide. Le 28 février 1955, peu de temps avant sa mort, Einstein écrivait à l'historien Jules Isaac: "... l'alternative est: la paix assurée sur des bases supranationales, ou notre commune ruine". Une société n'est possible que par l'existence, au-dessus des contrats, des pactes interindividuels, de lois supra-individuelles. L'établissement d'une authentique Société des nations ne saurait se contenter des élans de générosité, du droit international, du droit humanitaire et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Des lois supranationales sont indispensables pour résoudre les grands problèmes mondiaux: guerres, famines, oppression des minorités, espace extra-atmosphérique, exploitation anarchique des ressources naturelles, etc.

Depuis le geste insolite de Gary Davis, les médias ne nous ont guère accordé attention. En dépit de notre clairvoyance, notre discours demeure méconnu, caricaturé, voire ridiculisé. Une personne inscrite au Registre des Citoyens du Monde m'avoua un jour qu'elle n'oserait jamais militer: "ce serait inutile et je passerais pour un farfelu"!

À quoi bon nous étonner, nous indigner? Il semble plus positif d'analyser les obstacles socio-politiques et les résistances personnelles affectives auxquelles nous nous heurtons.

Le poids du passé, la volonté de puissance, d'impitoyables intérêts économiques confortent le dogme de la souveraineté nationale absolue. La crainte de l'étranger conduit à voir dans l'armée nationale la plus réaliste des garanties de sécurité: Si vis pacem para bellum. Le Mondialisme ayant précisément pour condition sine qua non la limitation de la souveraineté, il s'oppose à l'idéologie dominante. La prégnance de ce dogme masque par exemple à la majorité des gens (pacifistes compris) la cause structurelle des guerres, évidente à nos yeux, qui n'est autre que la pluralité des souverainetés.

Considérant notre message comme message d'espoir pour l'humanité, nous risquons d'oublier ce qu'il peut présenter d'anxiogène pour nombre de personnes. Tout être humain appartient d'abord à une société close : sens du territoire, peur ou mépris des hors-groupes constituent des sentiments archaïques et profonds. Le Mondialisme ne va pas de soi, reconnaît Marc Garcet, puisqu’il suppose une acceptation de l’altérité [I.E.M., cours d'août 1979]. Il convient de faire appel à la raison, mais sans négliger l'affectivité, donc en particulier les "mécanismes de défense" de nos interlocuteurs, (situation analogue, mutatis mutandis, à celles des militants de l'anti-racisme).

L'exposé de nos idées suppose toute une propédeutique exigeant la clarté du pédagogue, l'habileté du diplomate et le refus de toute compromission. Contentons-nous ici de quelques remarques.

1. Il me semble opportun de dissiper un certain nombre de préjugés concernant, au moins indirectement, le Mondialisme. Que l'idée de nation soit terriblement équivoque, que la guerre ne constitue pas une loi de nature, que l'éradication de la faim soit avant tout un problème économique et politique, voilà qui n'est pas très clair dans l'esprit du public.

2. Le Mondialisme, fort mal défini par les dictionnaires, étant indissociable du fédéralisme, il conviendra donc de présenter avec soin cette dernière notion. Fréquentes sont les confusions entre international, transnational, supranational et, en France particulièrement, entre fédération et confédération. Pour certains, le Mondialisme se réduit aux activités de l'ONU, à la Cour de justice de La Haye, à l'intervention des Casques bleus. Sans vouloir négliger le bilan positif des Nations Unies, nous ne saurions nous contenter de cette mosaïque d'États souverains ou, selon la boutade de Denis de Rougemont, de cette "amicale des misanthropes". D'autres prennent comme exemple de mondialisation l'action planétaire des sociétés transnationales, alors qu'elles n'ont "pas d'autre finalité que celle du profit" (Paul de la Pradelle). D'autres encore, confondant souveraineté et indépendance, ne se rendent pas compte que l'une masque parfois l'inexistence de l'autre; ils risquent de percevoir notre projet comme une entreprise de totalitarisme universel; à leurs yeux, nous serions les partisans d'un Super-État ou, au mieux, d'une uniformisation de l'humanité; alors qu'adversaires du séparatisme et non de l'autonomisme nous luttons pour le droit des peuples et le respect des cultures ! En ce qui concerne les ex-fédérations soviétique et yougoslave, elles ne peuvent donner qu'une image pervertie d'un véritable fédéralisme, qui, loin d'être dictatorial, doit partir de la base.

3. Malgré le titre d'un excellent ouvrage de Rolf Haegler 1/, le Mondialisme n'est pas une idéologie. Entendons par ce mot au sens philosophique actuel, voisin du sens marxiste : une idéologie est une vision du monde (Weltanschauung) présentée comme universelle, mais qui rationalise en réalité les intérêts d'un groupe, d'une classe. Le Mondialisme se présente comme le dénominateur commun de citoyens et de citoyennes d'obédiences diverses. On trouve chez nous des athées, des agnostiques, des croyants, des fils de Montaigne, de Kant ou de Proudhon, des Occidentaux, des Africains, des Asiatiques, etc.

4. Un idéal, soit, et non pas une idéologie. Mais n'est-il pas utopique? Objection courante de ce que j'appellerai nos sympathisants tièdes. Etymologiquement, le mot "utopie" désigne le "pays de nulle part", une société qui n'a jusqu'à présent été réalisée en aucun lieu. Dans ces conditions, un Congrès permanent de nations unies faisait figure d'utopie en 1795, lorsque Emmanuel Kant publia son opuscule sur la paix perpétuelle. Quant aux plus célèbres utopies, de Thomas More à nos jours, sociétés closes minutieusement réglementées dans les domaines de la propriété, de la religion, de la vie sexuelle, elles n'ont pas grand-chose à voir avec ce dont il est ici question. Il est exact que l'on emploie fréquemment le mot au sens de "construction chimérique"; l'utopie, c'est le manque de réalisme: mais dans ces conditions, comme l'écrivait naguère, dans le journal Le Monde du 9 juillet 1977, le recteur Robert Mallet "ne pas être mondialiste, voilà l'utopie". Déjà l'idée d'ingérence humanitaire, les menaces sur la couche d'ozone et la selva d'Amazonie commencent à toucher le grand public. Nous pouvons même assister à quelques modestes mais symptomatiques érosions de souveraineté.

N'oublions pas de rappeler enfin, par souci pédagogique, mais aussi et surtout par conviction, qu'il ne s'agit nullement d'un idéal désincarné. L'EIP, les Clubs Unesco, le Fonds Mondial de solidarité contre la faim concrétisent notre militantisme, offrent aux bénévoles des programmes d'actions concrètes. Qui nous empêche d'ailleurs d'adhérer à des associations dont le but n'est pas incompatible avec le nôtre ? Selon ses motivations, chacun pourra choisir.

S'inscrire comme Citoyens du monde ne doit pas servir d'alibi à la paresse. Loin de nous l'intention de réduire le Mondialisme à une sorte d'incantation magique destinée à nous procurer bonne conscience à bas prix ! Faisons-nous bien comprendre par nos interlocuteurs. Nous ne transigerons jamais lorsqu'il sera question de la souveraineté absolue, des droits de l'homme, du droit des peuples et du droit de l'humanité.

Nous éviterons de présenter le Mondialisme comme une doctrine ethnocentrique euro-américaine. Mais cela admis, unis malgré notre extrême diversité, nous pourrons adapter notre tactique aux exigences du réalisme, du pragmatisme. L'avenir est notre affaire, mais c'est aussi celle de nos enfants et de leurs descendants. Que l'on ne voie pas dans le Mondialisme un fantasme, que l'on ne nous prenne pas pour une secte. En cette fin du second millénaire, la remise en question des idéologies traditionnelles creuse un vide, remplissons-le.

P.S. Impossible, en terminant cet article, de ne pas penser à deux amis qui viennent de nous quitter au printemps dernier: Paul de la Pradelle, ancien Vice-Président de l'Institut de Droit international, membre correspondant de l'Institut de France, ancien président de l'IEM, alliait à de grandes qualités de cœur la clarté du bon professeur et l'impeccable précision des juristes.

Quant à Guy Marchand, tous nos camarades connaissaient la fermeté de son argumentation, son abnégation, sa fougue quasi juvénile. C'est jusqu'à son dernier souffle qu'il a travaillé pour un monde meilleur. De tels hommes sont irremplaçables, mais il faudra poursuivre leur œuvre.

Jacques Truchot,
professeur de philosophie (1931-1996)

_____________

1/ Voir: Histoire et idéologie du mondialisme. Europa Verlag, Zurich, 1972.