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Un droit mondial est-il possible ?

1.

La première difficulté que pose une telle interrogation au philosophe politique est de préciser à quel niveau il convient de l'envisager : regarde-t-elle plutôt le domaine du droit, celui des relations internationales, ou bien même celui de la morale ? Bien entendu, le sujet convoque littéralement la dimension du droit, et il est prudent de partir de là. Or celui-ci, dans sa réalité, ne concerne nullement la morale, c’est-à-dire le domaine de la réflexion humaine dans lequel s’évalue la rectitude des actions et des intentions du point de vue du bien et du mal. Il désigne plutôt l’ensemble des règles destinées à encadrer les actions individuelles et collectives, le système des normes qui rendent licites ou illicites les pratiques humaines. Formellement comparable au devoir moral (en tant qu’elle possède un pouvoir de contraindre qui ne relève pas de la seule violence), l’obligation juridique en est très différente : elle ne concerne que les effets observables des attitudes humaines, que celles-ci soient singulières ou collectives, et ne saurait déterminer la droiture des intentions sous la rectitude des conduites. Une action juridiquement licite est amorale, elle peut même être immorale ; une action juridiquement illicite est également amorale, et peut même être morale.

Cette distinction entre les ordres juridique et moral affecte l’idée d’un « droit mondial ». Cette dernière désigne un code juridique valable pour la totalité des relations humaines, sans distinction de nation, aussi bien que pour toutes les relations entre Etats. L’idée d’un tel système semble donc correspondre à ce que les juristes nomment le droit international, qu’il soit privé ou public, et que l’on nomme aussi « droit des gens » (du latin jus gentium, que reflète de nos jours l’allemand Völkerrecht). Il est pourtant nécessaire de distinguer l’idée d’un droit mondial du système effectif des relations internationales, même dans le cas où l’on considère de la manière la plus globale possible le fonctionnement de ces relations. En effet, si cette idée s’appuie sur les relations internationales existantes, ces dernières n’en sont que la matière première, ou encore le matériau brut qu’elle doit réordonner. La distinction entre l’idée philosophique d’un droit mondial et la réalité du droit public international est contrainte par ceci que la première recouvre bien davantage que la doctrine du jeu d’alliances et de traités valant aujourd’hui pour le monde, même si on l’envisage de la manière la plus complète.

En effet, l’idée philosophique d’un droit mondial comprend en elle deux déterminations étrangères à tout système et à toute doctrine juridique des relations internationales que l’on ait vu dans l’histoire. D’une part, elle recouvre l’exigence d’une norme juridique unique, universellement reconnue par toute la communauté humaine dans sa capacité à guider les comportements interindividuels et, par suite, dans sa capacité à régler les différends qui en découlent. Ainsi l’idée d’un droit mondial est-elle nécessairement grosse de la promesse d’une paix universelle. D’autre part, elle comprend en elle la représentation d’un étalon du juste susceptible d’orienter les relations humaines dans l’espace mondial d’une manière qui ne serait pas a posteriori (comme pour le point précédent), mais a priori. Avec l’idée d’un droit mondial, deux espoirs apparaissent, celui d’un univers humain pacifié et celui d’une justice universelle. N’est-ce pas une manière de concilier les deux ordres distingués plus haut : le droit et la morale ? Le « plan d’expression » de l’idée du droit mondial n’est-il pas propice à rassembler le caractère licite des conduites et la rectitude axiologique des intentions ?

Cependant, l’idée de droit mondial suscite de nombreuses questions, aussi bien à propos de sa conception qu’au sujet de sa réalisation. En premier lieu, dans l’histoire passée, le droit a toujours été engendré par l’Etat, c’est-à-dire par une institution qui, si elle est rationnelle, est chargée de représenter une nation particulière. Comment concevoir le rapport entre les multiples instances de production de la loi, dans la particularité et la variété de leurs intérêts, et une norme supraétatique capable d’intégrer les différences ainsi que de prévenir les différends ? Ensuite, derrière l’ajustement des conduites au plan juridique impliqué par un droit mondial, comment imaginer la « rencontre des mœurs » ? Le droit mondial ne suppose-t-il pas leur uniformisation ?

Par ailleurs, les grandes difficultés, voire l’impossibilité de réaliser le droit mondial en rend-il l’idée caduque ? La simple possibilité d’un droit mondial n’est-elle pas susceptible d’indiquer une voie originale pour la vie morale ?

Dans un premier moment, il est nécessaire de relever les problèmes engendrés par la possibilité d’un droit mondial tel que nous l’avons défini.

Un premier ensemble de problèmes provient de la nature même du droit. Dans l’immense majorité des cas de figure qu’on rencontre dans la réalité, les règles de droit ont comme origine les Etats particuliers ; la légitimité d’un ordre juridique a comme principe la souveraineté de l’Etat qui l’a engendré, et son caractère incontestable dépend de la validité de celle-ci : moins la souveraineté étatique est contestable, plus le droit sera effectif en tant que norme prescriptive pour le comportement des citoyens. La souveraineté a en effet été définie dès sa première théorisation explicite par Jean Bodin dans les Six livres de la république comme « le pouvoir de donner et de casser la loi » (I, 1). Or, de manière plus affinée, la souveraineté étatique dépend elle-même de la reconnaissance que les citoyens d’un pays particulier accordent à l’institution chargée de les représenter. En d’autres termes, l’efficacité d’un code juridique, c’est-à-dire sa capacité à être observé par les citoyens, est directement liée à son caractère de particularité nationale, puisque cette particularité « ethnique » de la loi constitue le moyen terme entre le citoyen et son Etat. Le code de droit n’est efficace que pour autant que les citoyens se reconnaissent dans le pouvoir qui le promulgue. Dans ces conditions, un droit mondial paraît difficilement possible, parce qu’il ne peut s’appuyer sur le principe ordinaire de légitimité du droit.

De plus, la politique des Etats prend souvent la forme de la « raison d’Etat », c’est-à-dire que les Etats adoptent dans leurs relations mutuelles une ligne de conduite basée sur l’intérêt particularisé, le secret et les calculs obliques. Le plus souvent les relations internationales ont, dans l’histoire humaine, été développées dans cet esprit, et, souvent, même des traités d’alliance par lesquels s’instituait une prétendue « amitié des peuples » ont été passés en fonction d’intérêts inavouables car visant l’hégémonie et la domination. Dans cette mesure, et fort paradoxalement, les relations internationales sont souvent le reflet de la négation des virtualités comprises dans la possibilité d’un droit mondial ; elles ont instrumentalisé le droit au lieu de se transformer au contact des potentialités philosophiques contenues dans cette idée.

Une telle manière de faire a sa logique propre. Il existe ainsi une contraction structurelle dans les relations entre Etats, qui résulte de la nécessité d’une organisation plus efficace de leur relations et de la volonté de retenir leurs prérogatives pour faire valoir leurs intérêts. Cette contradiction est la conséquence de la réalité des relations internationales pensées à partir du rapport de puissance qu’entretiennent les Etats, et elle anime littéralement l’histoire réelle. On peut ainsi trouver dans l’examen des relations internationales une double confirmation empirique de l’existence de cette contradiction, et par-là comprendre certains aspects structurels des relations entre Etats.

D’une part, l’histoire diplomatique est tout à fait déterminée par la contradiction, au point que sa logique même en dépend. En effet, on voit que les grands traités qui, à l’époque moderne, ont donné au monde l’allure que nous lui connaissons (par exemple le Traité de Westphalie de 1648, ou le Traité de Versailles de 1919) ont été engendrés au terme d’épouvantables conflits et dans le but d’instaurer un nouvel ordre international, mais ils ont également été conçus par les vainqueurs contre les vaincus. On le voit très distinctement avec l’article 231 du Traité de Versailles, qui souligne la responsabilité de l’Allemagne et de ses alliés politiques dans le déclenchement de la Grande Guerre, et qui exige qu’ils assument seuls la charge de la dette de la reconstruction de l’Europe. Or, la mauvaise habitude de rendre le vaincu responsable de la guerre a des effets désastreux, et elle est le reflet de la contradiction interne des relations internationales : les nations traitent entre elles dans les formes du droit mues par leur seul intérêt propre. Mis en œuvre par la contradiction qui anime les relations internationales, les traités sont donc nécessairement éphémères : dans l’histoire du monde ils ont été tout aussi bien générateurs de paix (immédiatement) que fauteurs de troubles internationaux débouchant sur de nouveaux conflits (à moyen terme).

D’autre part, les premières tentatives de mise en œuvre d’une structure d’organisation des relations internationales, conçus à partir de la souveraineté des Etats fondateurs, ont été profondément marquées par cette contradiction ; on le voit avec l’exemple de la Société des Nations, issue du Traité de Versailles. Cette organisation a représenté la première tentative concrète de mise en place d’un ordre juridique mondial, et peut être considérée comme une première « personnalité juridique mondiale ». Cependant, son fonctionnement reflétait la contradiction interne de la logique interétatique : non seulement la plus grande puissance mondiale (les U.S.A.) ne reconnaissait pas son autorité, mais encore chaque Etat membre surveillait les autres et tentait surtout d’empêcher ses concurrents de s’assurer le leadership européen et mondial. De surcroît, la faible crédibilité d’un tel organisme, qui reposait sur le fait que même les Etats fondateurs tenaient à conserver jusqu’au bout leurs prérogatives, a rendu la S.d.N. totalement impuissante lorsque les régimes antidémocratiques soviétique, italien et allemand se sont engagés dans une politique de puissance destinée à conquérir l’Europe. Discordante, hésitante, la voix des nations n’a pas porté bien loin lorsqu’il s’est agi de défendre efficacement la paix européenne et mondiale. De cet exemple historique se tire cette conclusion, valable pour bien d’autres cas : les normes et réglementations issues du droit des nations ont une valeur très faiblement prescriptives ; elles ne sauraient valoir avec la même efficience normative que les règles issues du droit interne. Ainsi que l’explique Hegel dans les Principes de la philosophie du droit (§ 330 et 333), le fait que le « droit public externe » repose sur le rapport de volontés distinctes et également souveraines rend caduque toute forme de tentative d’harmonisation grâce à une source extérieure qui serait en situation d’arbitrage.

Enfin, si l’on quitte le plan des relations interétatique pour examiner l’effet d’une norme universelle sur les sujets de droit à l’intérieur de chaque nation (en d’autres termes, si l’on délaisse un instant le droit international public pour se pencher sur le droit international privé), envisager la possibilité d’un droit mondial conduit à mettre en relief une des conditions fondamentales d’un tel ordre : la négation potentielle de la diversité des comportements humains. Ce que l’on nomme le droit en Occident vaut pour un sujet qui dispose de l’autonomie de sa volonté, c’est-à-dire qui est capable de s’individualiser par une double démarche : le sujet de droit adopte comme siennes des fins construites d’après un projet rationnel, et il est capable de les justifier vis-à-vis des fins poursuivies par les autres sujets rationnels. C’est la raison pour laquelle les lois ne sont pas perçues par lui comme des commandements arbitraires, et que l’obéissance aux règles communes ne vaut pas comme une soumission asservissante.

Or, c’est ici la description d’un comportement juridico-rationnel qui, dans les faits, pourrait passer pour typiquement occidental. Il existe des zones entières du monde où le droit s’appuie sur des traditions ancestrales. Le fondement du droit privé interne de nombreux Etats est représenté par des éléments de droit coutumier, justifié par les traditions ; la forme même du droit public de biens des Etats est moins positive ou rationalisée que jurisprudentielle. Les comportements que ces codes encadrent sont par principe rétifs à l’unité formelle et au fondement rationnel d’un droit mondial tel que nous l’avons conçu jusqu’ici. Ou alors, il faudrait admettre comme droit mondial une synthèse de tous les codes existants ; à supposer qu’une telle synthèse soit possible, sa bigarrure représenterait certes une sorte de garantie d’universalité, mais sa mise en œuvre serait on ne peut plus complexe.

Il est cependant nécessaire de souligner que la réalité du droit international comprend certains éléments laissant entrevoir la possibilité d’une justice mondiale. L’idée d’un tel droit, sans constituer la réalité de la logique internationale, développe certaines de ses potentialités dans le cadre de la réalité historico-politique contemporaine. Nous allons le montrer en privilégiant trois axes d’analyse ; cet examen nous permettra de déterminer si, dans une certaine mesure, le début de réalisation du droit mondial n’offre pas des pistes fécondes pour une extension du domaine traditionnel de la vie morale.

Le premier axe d’analyse s’appuie sur une argumentation qu’on peut nommer utilitaire, voire utilitariste : il repose sur l’intérêt bien entendu de chaque parti aux prises dans les relations internationales, qu’il s’agisse des acteurs institutionnels (les Etats) ou privés (les grandes firmes multinationales). Dans leurs échanges incessants de matière première, de biens, de valeurs et de services, les acteurs du champ international ont besoin d’un système de règles qui, s’il ne fait pas office d’une loi absolument régulatrice comme l’est l’autorité souveraine de l’Etat pour le champ national, vaut tout de même de manière normative en cas de différend et de conflit.

Il n’est pas inintéressant de remarquer qu’une impulsion décisive au droit international moderne fut donnée avec l’œuvre du jeune Grotius, le Mare liberum (ou De mare libero) de 1609, à propos d’un différend opposant un Etat (l’Etat hollandais) à une compagnie maritime privée (la Compagnie des Indes orientales). En instruisant le dossier de la défense d’un cas de prise maritime faite par la Compagnie, l’avocat privatiste, spécialiste des affaires commerciales internationales, a donné une première approximation d’une règle juridique concernant le caractère licite ou illicite des conduites internationales. Or, même en tenant compte du caractère non totalement normatif du droit international (en regard du droit national), une telle tentative n’est pas sans exercer une influence sur les conduites des participants à l’échange. De nos jours encore, les Etats ou les firmes sont identifiés et qualifiés du fait de leur bonne ou de leur mauvaise conduite par les organisations internationales (comme l’Organisation Mondiale du Commerce) ou par les cabinets de conseil compétents en la matière. Sans un minimum de règles admises par tous les participants à l’échange marchand, le commerce international serait tout simplement impossible, et personne n’y gagnerait. Le droit international ainsi conçu comme droit des affaires engendre donc un esprit de déontologie, qui n’est pas sans relation avec les caractères distinctifs de l’idée d’un droit mondial ; en tout cas, l’adoption et la généralisation du droit international des affaires constituent une sorte de relais efficace pour la perspective d’un droit mondial. Comme le remarque Agnès Lejbowicz dans son ouvrage récent Philosophie du droit international, la « lex mercatoria », si elle est issue d’une source extraétatique (puisqu’elle désigne les régulations juridiques adoptées par les grandes firmes privées), a des effets sur les relations internationales entre Etats, et également sur le droit interne de ces Etats.

En dépit du changement de registre qu’il implique avec le point précédent, le grand ouvrage de Grotius, le De Iure belli ac Pacis (Du droit de la guerre et de la paix) de 1625, a été conçu dans un esprit « utilitariste » comparable, ainsi qu’on va le voir à propos d’un problème tout à fait important pour notre problème. Grotius entreprend de théoriser les règles du droit « dans la guerre » (ius in bello) ; or il s’agit ici de penser non pas un droit qui interdirait la guerre, mais une déontologie des faits guerriers. Il s’agit donc d’examiner ce qui, du point de vue d’une logique de l’intérêt particulier des nations, construit pourtant un ordre international et quasiment supranational. En effet, aucun Etat, même au plus fort de sa revendication perpétuelle de souveraineté, ne peut laisser ses troupes se comporter sur un champ de bataille comme de purs barbares, ni abandonner ses soldats défaits sur un théâtre d’opération sans se soucier auprès de l’ennemi des règles de protection qui s’attachent aux blessés et aux prisonniers de guerre. Même dans la guerre, les Etats sont donc obligés par leur propre intérêt à s’entendre entre belligérants. La logique de guerre n’est donc pas dominée par la pure violence : à moins que l’on parle d’Etats dont la politique est nihiliste (comme le fut l’Etat allemand sous l’influence du nazisme), elle n’est jamais exempte d’une régulation destinée à être universellement acceptée par les participants au conflit.

Le souci de préserver la vie et la dignité des participants à un conflit nous rapproche du deuxième axe d’analyse. Parce que les arguments qu’il permet d’appréhender ne sont plus utilitaires, mais philosophiques (ils concernent la représentation que l’homme se fait de sa condition et de ses fins), cet axe mérite un développement plus substantiel. Il concerne l’affirmation mondiale de la logique des droits de l’homme. A l’issue du second conflit mondial du XXème siècle, les terribles violations de leurs droits fondamentaux subis par des millions d’individus en vertu de leur appartenance à une religion (les Juifs) ou une ethnie particulière (les Tziganes), ont conduit les nations impliquées dans le conflit à mette sur pied une organisation mondiale des nations qui, malgré les apparences, n’a plus rien à voir avec la S.d.N. La différence d’esprit est sensible dans la Charte, adoptée par les Nations Unies en 1945 et progressivement ratifiée par la plupart des nations mondiales, affirme dès son préambule la « foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droit des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites ».

L’O.N.U. a pour vocation d’examiner la légitimité des actions des acteurs internationaux, de prendre publiquement position à ce propos, voire, dans une certaine mesure, d’intervenir concrètement comme recours extérieur dans les situations de conflit entre Etats. Ce qui justifie l’intervention de l’O.N.U. relève de motifs humanitaires ; on voit ici que dans le droit international actuel, la question des droits de l’homme légitime la mise en œuvre d’une politique d’intervention supraétatique. Il ne s’agit pas encore de remettre radicalement en question la souveraineté des nations sur leur territoire, ni la pleine autonomie de leur ligne politique interne, mais il importe de constater que la notion d’un « droit d’ingérence », à savoir l’idée d’un recours légitime de la communauté internationale sur un territoire national, a été thématisée à propos de l’assistance humanitaire, en cas de crise nationale très grave (lorsqu’une partie de la population est mise en danger par une autre dans le cadre d’une politique sectaire).

S’esquisse ici une logique d’une autre nature que celle qui régit les relations interétatiques, toujours intéressées et partielles dans leurs vues. Deux éléments constitutifs de la Charte fournissent un témoignage éloquent de cette évolution : d’une part, il est significatif que le préambule de la Charte donne la parole aux peuples plutôt qu’aux Etats (« Nous, peuples des Nations Unies… ») ; de l’autre, l’article 3 mentionne le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », formule dont on sait de quel contexte de lutte anticoloniale elle est issue : elle a permis de théoriser l’indépendance des peuples asservis par les Etats coloniaux, tout au long du XXème siècle. Avec l’adoption du souci des droits fondamentaux des peuples et des individus comme motif principal, il se joue dans la Charte une sorte de renversement des valeurs sur lesquelles était traditionnellement fondé l’ordre international : ce n’est plus seulement la puissance des Etats qui le détermine, puisqu’il existe une personne juridique supraétatique pouvant légitimement y intervenir, dont le souci est la préservation des peuples et des individus, quoi qu’il en soit de la puissance de ces derniers (ils peuvent même ne pas être représentés par un Etat), et, en théorie, quoi qu’il en soit de l’« intérêt » stratégique qu’ils représentent pour les nations puissantes.

Certes, de telles dispositions ne règlent pas définitivement les relations internationales sur le modèle du droit évoqué en introduction : l’article 2 de la Charte (§ 7) mentionne d’ailleurs une limitation explicite du droit d’ingérence, en adoptant comme principe « la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats ». Et l’on pourrait dire que seuls les Etats qui ont déjà une ligne de conduite favorable au respect des droits fondamentaux de leurs peuples ou de leurs voisins, sont capables de comprendre la légitimité de la Charte, et d’entrevoir qu’elle laisse effectivement espérer la réalisation des potentialités comprises dans l’idée d’un droit mondial. Mais depuis 1945, les effets réels de ses dispositions actualisent certains caractères de cette idée, dans la perspective de la logique internationale traditionnelle comme en ce qui concerne l’adoption de nouvelles pratiques, contraires aux habitudes ancestrales en la matière : premièrement, au plan de la logique interétatique, la reconnaissance de l’égale souveraineté de toutes les nations mondiales a un effet restructurant sur la logique des relations internationales, car en principe elle ne privilégie plus les Etats puissants au détriment des faibles ; deuxièmement, en dehors de la logique interétatique, l’action sur le terrain des « Casques bleus », à savoir celle d’une force multinationale mandatée par l’Organisation, manifeste de manière extrêmement symbolique ce que peut être l’effet d’une « armée de la paix » pour l’humanité naturellement divisée, outre qu’elle a eu et a des conséquences pratiques évidentes dans les opérations humanitaires engagées. Cette seconde orientation ouvre la voie à l’intervention d’organisations non étatiques destinées à assister les populations menacées dans leur condition d’existence, explicitement mandatées ou non par l’O.N.U., et tolérées par les gouvernements nationaux dans la mesure où l’aide apportée ne relève par de l’ingérence d’un autre Etat.

Le principe philosophique qui anime une telle démarche, il convient de le souligner, est l’héritier d’une tradition de pensée non seulement distincte de la logique de la souveraineté évoquée dans le premier moment de notre réflexion, mais encore, à bien des égards, opposée à celle-ci . La logique internationale « souverainiste » est fondée sur l’adoption du droit positif comme référence de l’origine et de la légitimité du droit ; la Charte de l’O.N.U., en affirmant la primauté du droit des peuples et des individus sur les Etats, s’inscrit dans la filiation du droit naturel. Or cette tradition est porteuse d’une idée d’unité du genre humain tout à fait intéressante pour notre propos : si l’idée d’un droit mondial est porteuse de l’espérance d’une humanité débarrassée des conflits qui la déchirent, c’est qu’en l’adoptant du point de vue de la tradition du droit naturel, on aperçoit que le sujet du droit c’est, collectivement, l’ensemble des hommes. L’idée d’un droit mondial ne fait pour ainsi dire qu’accomplir la « potentialité nécessaire » que comprend l’humanité, celle d’être une unité composée d’individualités historiquement séparées en nations. Une telle idée animait déjà la réflexion des auteurs de la seconde scolastique, tels Vittoria et Suarez, ainsi qu’on le voit dans cet extrait du dernier auteur mentionné : « Le genre humain, bien qu’il soit divisé en nations et royaumes différents, a cependant une certaine unité, non seulement spécifique, mais aussi quasi politique et morale, qui résulte du précepte naturel de l’amour et de la charité mutuelle, qui doivent s’étendre à tous, même aux étrangers et de quelque nation qu’ils soient. Bien que chaque cité parfaite, république ou royaume, constitue en soi une communauté parfaite et formée par ses membres, néanmoins chacune de ces communautés est aussi, d’une certaine manière, membre de cet ensemble qui est le genre humain. Jamais, en effet, ces communautés ne peuvent séparément se suffire à elles-mêmes, au point de n’avoir pas besoin de leur aide réciproque, de leur association, de leur communication, soit pour leur mieux-être et leur grande utilité, soit à cause d’une nécessité ou d’une indigence morale, comme l’expérience le fait voir. Pour ce motif, elles ont besoin de quelque droit qui les dirige et les ordonne convenablement dans ce genre de relation et de société » (Suarez, De legibus, livre II, chapitre 19, 9). Référé à la tradition de pensée opposée à celle du droit positif, l’idée d’un droit mondial prend trouve sans contradiction sa signification philosophique : il ne s’agit pas avec elle de se représenter le monde soumis à une même règle de droit qui serait imposée par une puissance dominante, mais de penser des règles de droit qui actualisent la nécessaire réunion de l’humanité dans la conscience d’elle-même, à partir d’une possible détermination naturaliste du fondement des droits individuels.

Enfin, on peut évoquer plus brièvement un troisième axe qui, dans la réalité des relations internationales, laisse entrevoir la mise en œuvre de l’idée de droit mondial, par le biais d’un retour au droit positif. Cet axe concerne une orientation à la fois utilitariste (comme l’était le premier axe) et philosophique (comme l’était le deuxième axe). Il s’agit de la mise en place progressive d’un droit sur l’environnement et sur le patrimoine. Confrontées aux conséquences inimaginables du progrès de la technoscience, les nations voient la nature mise en danger (par l’exploitation industrielle des ressources, par la pollution liée à la consommation de l’énergie), et les risques se multiplier sur son propre patrimoine (par l’ampleur prise par les moyens guerriers de destruction). Or la nature est le substrat fondamental de l’humanité, et son propre patrimoine représente son passé, c’est-à-dire dans une grande mesure sa propre identité. Un double intérêt guide ici l’entreprise de codification juridique mondiale : sans protéger la nature, il est impossible de survivre, sans respecter le patrimoine, il est impossible de se faire comprendre des générations à venir.

Il se développe ainsi, au sein des droits nationaux comme dans le cadre des relations internationales, certaines initiatives qui tendent à indiquer l’émergence d’une responsabilité partagée sur l’une et l’autre. Les différents textes progressivement adoptés à la fin du XXème siècle à propos du respect de la nature et de la défense du patrimoine relèvent donc à la fois d’un esprit d’utilité et d’une conscience philosophique de l’identité de l’humanité entendue collectivement. Il faut se demander si de telles démarches, au lieu d’être simplement le témoignage d’une nouvelle forme de conscience, ne constituent pas un principe possible pour le développement d’un droit mondial, au sens où l’affirmation de ce droit est gros de virtualités philosophiques : par la défense juridique concrète de la nature et du patrimoine, l’homme prend conscience de lui-même en tant qu’« espèce globale », dans ses déterminations les plus spécifiques. Ici l’argumentation utilitaire retrouve la préoccupation philosophique : la réalisation de son intérêt vitale (survivre dans la nature, transmettre le patrimoine aux générations futures) passe nécessairement par la compréhension de ses fins collectives.

Ces observations nous conduisent à entrevoir la possibilité d’un lien entre droit et morale. Il est nécessaire, pour l’apercevoir, d’approfondir la caractérisation de ce dernier terme. Parce qu’elle consiste en la tentative de rendre bonnes les conduites et les intentions, la morale repose sur deux facultés humaines. D’abord, la capacité subjective de se représenter les valeurs et les fins est présupposée pour la possibilité de la morale. Cette dernière implique également la capacité de conformer la conduite à ces représentations, ce qu’on nomme la volonté. Plus exactement, il n’y a morale que pour un homme susceptible de juger les conduites (la sienne et celle des autres) et d’être jugé dans sa conduite en fonction de cette double capacité. En d’autres termes, la notion de responsabilité est à la fois le postulat et le principe fondamental de la morale. La conformité de la conduite et des intentions au devoir en général ou aux devoirs particuliers n’est en fait que l’expression de cette responsabilité fondamentale de l’homme.

Or, les éléments de réalisation d’un droit mondial évoqués plus haut laissent entrevoir ce que pourraient être les cadres d’une morale universelle. Et cela à plusieurs niveaux différents : d’abord, le second point relevé évoque directement la conscience que l’humanité a d’elle-même, et, corrélativement, elle sanctionne le début du respect de l’homme par l’homme, ce qui est une des formes abouties du devoir. De ce point de vue, cette orientation du droit mondial n’est pas sans évoquer la réalisation de l’impératif moral tel que Kant l’entendait : elle correspond ce dont est capable un être rationnel s’obligeant par lui-même envers ses semblables. Ensuite, le premier et le dernier point relevé mettent en lumière une autre facette de la morale : celle-ci ne relève pas seulement de l’impératif catégorique, mais, dans une approche de type utilitariste, du système des règles qu’une communauté se donne. Certes, les arguments développés dans les deux cas, qui concernent la mise en œuvre de règles de comportement, s’adressent certes à des agents rationnels dont on ne saurait sonder la rectitude des intentions ; c’est seulement en tant que leur conduite est dominée par des impératifs hypothétiques qu’ils ont tendance à se conformer aux règles collectives. Mais une définition déontologique de la morale est possible, et elle s’accommode aisément de ces orientations récentes des relations internationales.

2.

Mais de nombreuses résistances persistent vis à vis de l’instauration de ce que serait un authentique droit mondial, et paraissent faire vaciller ces possibilités. Même le cadre de référence de l’O.N.U. se prête à une forme de résistance : il existe comme une indépassable tension entre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (revendiqué par les Etats, souvent lorsqu’ils sont dirigistes et sectaires à l’égard de leur propre population) et le droit d’ingérence humanitaire. Pourtant, ne peut-on trouver dans ces résistances même des éléments pour penser la réalisation de l’humanité dans sa propre histoire ? Il semble que tel puisse être le cas.

En premier lieu, on peut remarquer que la résistance à l’instauration d’un droit mondial s’effectue dans le contexte d’un univers « globalisé ». La « globalisation » économique du monde est un fait qui est susceptible d’être vecteur du développement des droits de l’homme. L’information circule dans le même mouvement que les marchandises ; dans un tel monde, même la rétention volontaire d’informations par un gouvernement sur une situation nationale en crise peut devenir le signe flagrant qu’un Etat commet des violations des droits de l’homme sur son territoire. La diffusion d’une information mondiale à propos de la résistance illégitime d’un Etat face à des enquêtes mandatées par l’O.N.U. à propos droits de l’homme, si elle n’est bien sûr pas suffisante pour contraindre ces Etats à adopter une attitude davantage respectueuse des droits de l’homme, fournit cependant un moyen de pression intéressant en regard de ce but. De plus, dans un tel contexte mondial traversé par l’information et dynamisé par les prises de position critique des observateurs internationaux, la résistance de certains Etats peut donner à penser la nature même du geste d’unification du monde.

Les nations peuvent être fondées à refuser l’adoption d’un droit mondial au nom de leurs particularismes ethniques et juridiques, quoique le même argument puisse être adopté par les Etats qui veulent défendre des conceptions archaïsantes et dégradantes de la personne humaine. Ces résistances trouvent un écho dans la communauté internationale, et elles se transforment dans la presse de réflexion en autant d’occasions de penser les conditions réelles d’un nouveau cadre juridique. Les résistances elles-mêmes offrent donc le moyen à l’humanité de réfléchir sa propre condition, contrainte qu’elle est de produire une synthèse entre particularisme ethnique et universalité de la notion de personne porteuse de droits fondamentaux. Les propositions pour un droit mondial, les avancées des droits de l’homme et les relations de coopération entre systèmes juridiques nationaux, d’un côté, les résistances légitimes à l’adoption spontanée d’un code juridique universel, mais aussi les dénis de droit envers les ressortissants ou les minorités d’un Etat, lorsqu’ils sont rendus publics, tout cela doit être compris dans le cadre d’une dynamique d’intégration mondiale.

Cette dynamique gagne à être réfléchie philosophiquement : en dépit des résistances réelles manifestées à la perspective de l’adoption par tous les hommes du monde d’une règle de droit positif adossée aux droits de l’homme, le fait même que cette perspective apparaisse dans l’histoire ne traduit-il pas l’expression toujours plus forte de la rationalité ? Et n’est-on pas fondé à supposer cette dernière universelle ? Même si cette adoption ne se réalise pas dans un avenir proche, la tendance propre à un monde « globalisé » par les échanges marchands et par la circulation de l’information est celle d’une extension indéfinie du comportement rationnel-raisonnable qui est typique de l’autonomie de la volonté. Aussi, est-ce du moins en tant que possibilité que l’idée d’un droit mondial a une efficace propre.

Les réflexions de Kant dans Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique portent dans ce sens : constatant la permanence de la guerre dans les relations interétatiques, et justifiant en quelque sorte le fait guerrier, le philosophe ne dit pas que l’adoption d’une règle de droit valable pour tous les Etats va se réaliser dans un futur proche. Il explique que « le problème essentiel [nous soulignons] pour l’espèce humaine, celui que la nature contraint l’homme à résoudre, c’est la réalisation d’une Société civile [souligné par Kant] administrant le droit de façon universelle » (Vème proposition) et que « Ce problème est le plus difficile : c’est celui qui sera résolu en dernier par l’espèce humaine » (VIème proposition). L’adoption d’une règle d’un système civil interétatique apparaît en tant que problème, et dans l’horizon de l’histoire humaine ou mondiale. Face à l’idée d’un droit mondial pour l’humanité, il s’agit moins de penser en juriste qu’en philosophe, car une telle idée conduit à sonder les caractères essentiels de l’espèce humaine, autant qu’à spéculer sur ses fins propres.

C’est pourquoi l’on peut dire que même si la réalisation de cette idée n’est pas envisageable, la possibilité même d’un droit mondial a des effets pratiques indéniables : elle anime la conscience que les sujets rationnels ont d’eux-mêmes en tant que communauté unie par un même destin ; cette possibilité, lorsqu’elle apparaît pour les consciences, détermine incontestablement la volonté des individus à agir dans le sens d’une conduite bonne – c’est pourquoi elle peut être dite « pratique ». Cette fécondité pratique de la possibilité de l’idée du droit mondial contraste avec la pauvreté ou la rareté de ses effets pragmatiques, c’est-à-dire avec son efficacité pour l’action immédiate. Ainsi, les remarques critiques de Hegel à l’encontre de Kant (dans la remarque du § 333 des Principes de la philosophie du droit) n’invalident pas ce qui fait la pertinence de la méditation kantienne : ni la « société des nations », ni « l’Etat cosmopolitique universel » qui sont mentionnés dans Idée d’une histoire universelle… ne sont envisagés comme les plans concrets de développement d’un droit mondial, et cela pour la bonne raison que l’histoire humaine n’est pas donnée, mais à construire. Selon Kant, la modalité de l’histoire humaine relève moins du réel que du possible. C’est sur le mode du possible que l’homme appréhende le processus par lequel il peut réaliser l’humanité ; et l’idée d’un droit mondial représente un outil de choix pour la conception et peut-être pour la réalisation de ce processus. Que l’idée d’un droit mondial soit possible a des conséquences sur la représentation que les hommes se font de l’histoire, c’est-à-dire d’eux-mêmes comme espèce. Or cette apparente restriction – de l’histoire réelle vers l’idée de l’histoire ou vers l’histoire possible – ne détruit pas irrémédiablement la possibilité d’une morale universelle. Dans une certaine mesure, elle en marque même une étape nécessaire. Elle qualifie en effet le plan sur lequel peut s’opérer la production collective d’une conduite bonne : c’est sur le terrain de la réflexion des fins de l’homme que doit nécessairement prendre appui une telle possibilité.

Mais si l’on voulait que l’idée d’un droit mondial reçoive sa première condition de réalisation, il faudrait sans aucun doute l’envisager sur un autre plan que ceux que nous avons articulés jusqu’ici (les plans historique, anthropologique, juridique et philosophique). Il apparaît que la réalité d’un droit mondial relève de la politique, c’est-à-dire de l’art par lequel une collectivité décide de ses projets et entreprend de les réaliser. Dans son contenu, le droit relève de l’histoire et de l’anthropologie, dans sa forme, du droit, et dans son adoption universelle, de la philosophie. Mais dans sa mise en œuvre concrète, il repose sur une délibération et sur une décision collectives.

On peut en trouver une confirmation dans l’histoire récente de la construction européenne : l’adoption toute récente par les Etats européens d’une Constitution fondamentale représente pour notre propos un événement décisif. Elle renvoie en effet à la mise en œuvre d’un droit multinational effectif, d’une manière bien plus fondamentale qu’une série de traités internationaux, parce qu’avec elle un ensemble disparate de nations a accepté de se penser sous une loi commune. Il est de plus remarquable que la question de la disparité des droits publics des différentes nations a été traitée sur le terrain politique de la remise en question de l’idée de souveraineté nationale. Les immenses difficultés posées par ce problème, lors de la conception de la Constitution, signalent que les constituants se sont attachés à la racine du problème : pour qu’un droit mondial soit effectif, il est nécessaire que son adoption soit politique, c’est-à-dire que les sujets de droit obligés par le nouveau code se reconnaissent en lui. Il est donc nécessaire de concevoir des ajustements, voire des transferts de souveraineté, en fonction d’une méthode de hiérarchie des normes constitutionnelles, dans le but de mettre en œuvre un Etat européen, sous quelque forme que ce soit (fédération d’Etats, Etat supranational, etc.).

Le statut de la nouvelle entité politique, l’Union Européenne, reste encore largement à définir, et surtout il lui est nécessaire de tester ses ressources et ses moyens d’action par une conduite politique originale, mais cet événement est intéressant pour la réalisation de ce que nous avons conçu comme le droit mondial : adossée à une « Charte des droits fondamentaux de l’Union » qui affirme la valeur suprême sur l’espace européen des droits fondamentaux des personnes (droits déclinés dans le texte de la Charte par ces quatre titres : dignité, libertés, égalité, solidarité), la Constitution promet la réalisation des caractéristiques propres à l’idée d’un droit mondial (apaisement des relations interindividuelles et interétatiques, et adoption d’un esprit de justice sur toute l’aire européenne). Mais comme elle est en même temps un texte qui relève du droit positif qu’une instance politique s’applique à elle-même, elle possède une force d’obligation à laquelle le droit international traditionnel ne peut prétendre. Du fait de cette double dimension, la Constitution européenne a peut-être valeur de modèle pour la mise en œuvre d’un code juridique qui correspondrait pleinement aux caractéristiques d’un droit mondial.

L’ordre international est traversé par la menace, par l’intimidation et par la violence, et souvent même il est structuré par elles. Les relations entre Etats, comme le note Hegel (Principes de la philosophie du droit, § 340) sont « un jeu [Spiel] hautement mouvementé de la particularité interne des passions, des intérêts, des buts, des talents et des vertus, de la violence, de l’injustice et du vice ». L’histoire de ce jeu remplit des bibliothèques, et apparaît littéralement sans fin : ce que les nations et les Etats savent le mieux faire, semble-t-il, c’est se quereller et se déchirer. A cet égard, l’expression souvent employée de « communauté internationale » ne peut s’entendre qu’en un sens très appauvri par rapport à la signification de la notion de « communauté », qui désigne un ensemble humain dont les membres, ayant adopté des valeurs communes et un esprit de bienveillance réciproque, s’entendent dans une ambiance de familiarité et d’amitié.

Si un droit international est nécessaire, c’est précisément parce que la régulation rationnelle que ses normes instituent doit avoir valeur d’obligation dans un contexte qui n’est pas celui de la bienveillance réciproque. Mais l’adoption d’un code contraignant et explicite, comme l’est le droit international, ne peut déboucher que sur la constitution d’une société, c’est-à-dire d’un ensemble humain au sein duquel les rapports sont formels et de ce fait civilisés, et où, si les relations mutuelles sont cordiales, elles ne peuvent se prévaloir de la même confiance que les relations « communautaires ».

L’idée d’un droit mondial, telle que nous l’avons entendue dans notre propos, permettrait peut-être de transformer la société contrainte et toujours éphémère des relations juridiques internationales en communauté mondiale. C’est dans cette mesure que l’interrogation philosophique engagée par le sujet peut recevoir une détermination morale. Dans une communauté, en effet, autrui est d’emblée reconnu comme un semblable, nulle hiérarchie de préséance ou de puissance ne vient peser sur les relations interindividuelles. En d’autres termes, si la question initiale n’est pas directement morale, il serait nécessaire qu’elle le devienne. Certes, les relations internationales sont même un des terrains qui paraissent le moins propice au développement de la vie vertueuse, mais leur complet développement selon l’impératif qu’elles se donnent explicitement (favoriser l’équilibre mondial, si possible par la paix) semble nécessairement passer par une moralisation des conduites, c’est-à-dire, en premier lieu, par la conformité entre les discours et les actes.

Le problème est que le moyen qui semble nécessaire pour réaliser cette transformation est presque contradictoire avec la fin poursuivie : la politique, croyons-nous, est ce moyen, mais elle est également l’instrument traditionnel de la défense des intérêts particuliers, et elle institue souvent la logique des conduites obliques. Par conséquent, il semble que seule une politique sans cesse surveillée par des citoyens déjà acquis à la cause de l’humanité puisse laisser espérer l’adoption d’un droit mondial.

Thierry Ménissier

Professeur de philosophie
Université de Grenoble

20/12/2008

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