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Michel Auvray :

L'apogée des Citoyens du Monde

De Garry Davis à Cahors Mundi, en pleine guerre froide

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Je viens de consacrer cinq ans à travailler sur l'histoire de nos origines. J'ambitionnais, je vous l'avoue, de vous présenter une vraie conférence sur l'émergence de la citoyenneté mondiale mais aussi de la mondialisation des territoires. De vous présenter, en historien, l'émergence et l'apogée des Citoyens du Monde, de Garry Davis à Cahors Mundi, au plus fort de la guerre froide.

Hélas, vu le peu de temps qui m'est imparti, il est exclu que je puisse vous faire le récit des évènements de ces années 1948 à 1950 que nous célébrons aujourd'hui. D'autant qu'il me faudrait remonter au moins à 1945, au bombardement d'Hiroshima et à la conférence de San Francisco qui donna naissance à l'ONU.

Le livre que je viens de rédiger fait plus d'un million de signes, plus de quatre cents pages. Impossible de les résumer en quelques minutes. Je vais donc me limiter à vous exposer quelques éléments de compréhension de ces faits inédits. En trois volets :

  • D'abord, en évoquant les moments fondateurs et les dates marquantes ;
  • Ensuite, en faisant brièvement le récit de cette fameuse journée du 19 novembre 1948 ;
  • Enfin, en exposant les raisons de l'enthousiasme extraordinaire rencontré alors par ces idées novatrices.

Dates et moments fondateurs

Aux origines des Citoyens du Monde figure, bien sûr, la date du 19 novembre 1948, celle du jour où fut prononcée l'adresse portée par Garry Davis et Robert Sarrazac ; ce au nom des Peuples du Monde, lors d'une séance de la 3e Assemblée générale de l'Organisation des nations unies (ONU).

Mais d'autres moments fondateurs, d'autres dates auraient pu être retenus pour célébrer cet anniversaire :

- Le 12 septembre 1948 : lorsque Garry Davis s'installe sur l'esplanade du Trocadéro, demandant asile et protection à l'ONU. C'est dès les jours suivants que la presse lui consacre nombre d'articles ; c'est ce geste que retiendra l'écrivain Georges Pérec dans Je me souviens pour témoigner de la mémoire collective d'une génération.

- Le 18 septembre 1948, jour où Garry Davis est expulsé de l'enceinte extraterritoriale de l'ONU. C'est à proprement parler un scandale.

- Le 3 décembre 1948, quand près de cinq mille personnes, rassemblées salle Pleyel, acclament les orateurs, en particulier Albert Camus, Claude Bourdet, André Breton, Emmanuel Mounier, Davis et Sarrazac. Un fauteuil vide a été attribué au président d'honneur de la soirée : Albert Einstein. La lecture de son télégramme ouvre la séance.

- Le 9 décembre 1948, à peine six jours plus tard, quand quelque 17 000 personnes enthousiastes sont réunies sous la verrière du Vélodrome d'hiver. Et que, sollicité, le secrétaire général de l'ONU admet dans une lettre être dans l'incapacité d'empêcher les conflits guerriers.

- Le 1er janvier 1949 ou, plus exactement le 25 décembre 1948, jour de Noël, quand Garry Davis, qui vient d'être reçu par le président Vincent Auriol à l'Élysée, invite les hommes et femmes de tous pays à lui écrire pour " exprimer leur désir d'être enregistré comme citoyen du monde [1] ".

- Le 14 avril 1949, quand ce Registre est officiellement ouvert ; qu'en réponse au Pacte atlantique, alliance militaire lourde de menaces, est proclamé le Pacte des Citoyens du Monde, à l'usine Ferrodo de Saint-Ouen.

- Le 30 juillet 1949, quand la municipalité de Cahors adopte la Charte de mondialisation des villes et des communes, que la préfecture du Lot se veut Cahors Mundi, Cahors-du-Monde, suivie par 238 communes du département.

- Le 24 juin 1950, quand est ouvert le premier tronçon de la Route sans frontières n° 1, qui relie Cahors à Figeac, et qu'est inaugurée la partie reliant Cahors à Tour-de-Faure, au pied de Saint-Cirq-Lapopie.

- Le 25 mai 1948, aussi, et avant tout, quand Garry Davis, qui vient d'arriver à Paris, renonce à sa nationalité. Mais en France, à tout le moins, son geste passe alors inaperçu.

" Premier citoyen du monde ", Davis se veut. Le titre est osé. Il plait aux médias mais est loin d'être exact. Car, bien sûr, il n'est pas le premier à se proclamer citoyen du monde : de Socrate à Diogène, d'Erasme à Cyrano de Bergerac, nombre de précurseurs l'ont fait bien avant lui. Car, dès 1940, Georg Johann, plus tard connu sous le nom de George John Dibbern, s'est voulu lui aussi citoyen du monde, confectionnant son propre passeport et un drapeau mondialiste pour son bateau.

L'idée de rendre son passeport, de renoncer à sa nationalité n'est pas davantage nouvelle. Elle lui est donnée à la lecture d'un article du New York Times où il apprend que l'ancien brancardier Henry Noël a, en juillet 1947, renoncé à sa nationalité américaine puis entrepris de travailler à Cassel, à rebâtir une église bombardée par les Alliés. Quand Garry Davis débarque au Havre, le 15 mai 1948, son intention est d'ailleurs de l'imiter, d'œuvrer lui aussi en Allemagne à la reconstruction d'un pays qu'il a contribué à détruire.

Alors que son permis de séjour est sur le point d'expirer, c'est tout à fait par hasard, qu'il apprend, à la lecture du Herald Tribune, que l'ONU va se réunir à Paris. C'est alors, et alors seulement, qu'il prend la décision de camper à Chaillot, faisant sensation. Le cours des événements tient parfois à peu de chose, à la lecture d'un journal, par exemple.

Une journée à nulle autre pareille : le 19 novembre 1948

Que s'est-il vraiment passé ce vendredi 19 novembre 1948, voici, jour pour jour, soixante-dix ans ? Et comment la presse en a-t-elle rendu compte ?

Un prestigieux Conseil de solidarité mis en place, et des journalistes influents désormais acquis à leur cause, les Citoyens du Monde entendent agir en profitant à la fois de la popularité de Garry Davis et de la présence des diplomates de l'ONU à Paris. L'action se doit d'avoir une dimension symbolique indéniable : chassé de Chaillot, Davis doit intervenir, par surprise, devant la presse venue du monde entier, lors d'une séance de l'Assemblée générale de l'ONU.

Robert Sarrazac, fort de son expérience d'homme d'action, organise l'intervention dans le plus grand secret. Après des semaines de préparation, une trentaine de " conjurés " sont réunis, ce 19 novembre, à midi, dans un bel appartement du XVIe arrondissement, avenue du Président-Wilson, près du Trocadéro. Un plan de la salle de théâtre où se tient l'Assemblée générale est affiché au mur. Les rôles sont distribués : il y a ceux qui doivent accompagner Garry, ceux qui doivent retarder l'intervention des policiers, ceux qui s'occupent des projecteurs.

Autour de 14 h 30, les acteurs de ce " complot de la paix " arrivent, un à un, au palais de Chaillot. Munis de cartons d'entrée, ils entrent séparément dans l'immense salle, se disposent dans les travées du public. À 15 heures, lorsque la séance d'après-midi est ouverte, Davis est assis, impassible, au milieu du balcon réservé à la presse. Il n'a pas été reconnu par les gardes en charge des contrôles. Un observateur perspicace aurait pu toutefois s'étonner de la présence dans l'assistance de célèbres intellectuels : Albert Camus, André Breton, Louis Martin-Chauffier, Emmanuel Mounier et Vercors sont bel et bien présents. Plusieurs surréalistes aussi, dont Benjamin Péret. La surprise va être totale.

Les délégués de l'ONU poursuivent alors leurs discussions en vue d'adopter une résolution sur un sujet ô combien essentiel : le désarmement. Comme à l'habitude, les deux blocs s'affrontent, les délégués des États rivaux soliloquent. Après un long discours du représentant polonais, il est 16 h 45 quand le délégué yougoslave achève son exposé. Le président de l'Assemblée commence à s'exprimer. Accompagné de Jeanne Allemand-Martin et de Romain Laiter, Davis fait mine de se diriger vers la sortie. Soudain, Paul Montuclard se lève et, d'une voix de stentor, clame : " Et maintenant la parole est au peuple du monde avec Garry Davis, citoyen du monde[2] ! "

Davis enjambe une balustrade. Il court sur le balcon latéral. Puis se penche vers les délégués, éclairé par les projecteurs. Il commence à prononcer sa déclaration. En anglais. Mais, très rapidement, deux inspecteurs de police se saisissent de lui. Encouragé par les applaudissements d'une partie du public, il tente de poursuivre sa harangue. En vain. Une bousculade s'ensuit. Certains de ses partisans tentent de s'interposer. D'autres policiers accourent. Ceux-là sont en uniforme. Cerné, Davis est entraîné, de force, hors de la salle.

Ce faisant, Herbert Evatt, ministre des Affaires étrangères d'Australie élu, le 21 septembre, à la présidence de la troisième Assemblée générale de l'ONU, frappe son bureau d'un marteau, demande le retour au calme. C'est alors qu'à l'autre extrémité du balcon Sarrazac bondit vers la coursive. Sous la lumière d'un projecteur opportunément dirigé vers lui, il prononce, en français, la brève déclaration dont Davis n'avait pu dire que quelques mots. En voici le texte intégral :

" Monsieur le Président, Messieurs,

Au nom des peuples du monde qui ne sont pas représentés ici, je vous interromps. Mes paroles seront sans doute insignifiantes pour vous. Et pourtant, notre besoin commun d'un ordre mondial ne peut être plus longtemps négligé.

Nous, le peuple, nous voulons la paix que seul un gouvernement mondial peut donner.

Les États souverains que vous représentez ici nous divisent et nous mettent à l'abîme de la guerre.

J'en appelle à vous pour que vous convoquiez immédiatement une Assemblée constituante mondiale qui lèvera le drapeau autour duquel tous les hommes peuvent se rassembler, le drapeau de la souveraineté d'un seul gouvernement pour un seul monde.

Si vous manquez à cette tâche, écartez-vous, une Assemblée des peuples surgira des masses mondiales pour bâtir ce gouvernement. Car rien de moindre ne peut nous servir[3]. "

 

Robert Sarrazac peut, sans encombre, prononcer la déclaration en entier. Mais, comme Davis, il est aussitôt interpellé, tandis que le président Evatt suspend la séance. Pour avoir jeté des exemplaires de cette adresse sur les délégués ou avoir tenté de protéger les orateurs, plusieurs personnes sont emmenées par la police. Pierre Bergé, alors tout jeune homme de sensibilité anarchiste, est du nombre. Devenu célèbre et richissime, il écrira dans ses Mémoires Les jours s'en vont. Je demeure : " Trois furent arrêtés : Albert Camus, Jean-François Armorin et moi. On nous enferma dans une cellule et au petit matin on nous libéra[4]. " En juillet 2013, juste après le décès de Garry Davis, il en rajoutera même dans le récit rocambolesque en évoquant dans le quotidien Libération : " une nuit agréable, […] on n'a pas tous les jours l'occasion d'être enfermé avec un futur prix Nobel de littérature[5]. "

Au risque de décevoir ses admirateurs, force est de rétablir l'exactitude des faits. Car si Pierre Bergé est bien parmi les personnes arrêtées puis détenues plusieurs heures, toutes sont relâchées dans la soirée. Davis et Sarrazac, comme quatre de leurs " complices " - Jeanne Haslé, Paul Montuclard, Jean Berthet et Pierre Bergé donc - ainsi qu'un journaliste de Franc-Tireur, François-Jean Armorin. Celui-ci est le premier à être libéré, la lèvre fendue d'un coup de tête d'un policier. Aucun des membres de ce pacifique complot de la paix ne passe la nuit en cellule. Et surtout pas Camus.

Également présent, le journaliste Charles Ronsac témoignera dans ses Mémoires : " En réalité, nous étions trois, Camus, Breton et moi, qui allâmes ensemble au bureau du secrétaire général de l'ONU pour demander la libération immédiate de notre ami [Davis]. […] André Breton, lui, n'a été "reconnu" que parce que Camus l'a présenté. C'est surtout à ce dernier, alors au zénith de la gloire, que Garry Davis dut d'être relâché[6]. "

Des journalistes, justement, reconnaissent Albert Camus. Ils l'attendent à la sortie du palais de Chaillot. L'écrivain les emmène dans un café situé place du Trocadéro, Le Coq hardi, où, à 18 heures, il donne une conférence de presse en compagnie, notamment, d'André Breton et de Louis Martin-Chauffier. Ainsi que le rapporte Le Monde le lendemain, tous les intellectuels présents approuvent " vigoureusement l'initiative du "citoyen du monde" dont l'unique et grand tort, peut-être, est de se trouver simplement très en avance sur son époque[7] ". L'auteur de L'Étranger assure les journalistes de la détermination collective des personnalités qui l'entourent.

Au soir de ce 19 novembre 1948, Davis et ses camarades - c'est ainsi que s'appellent ces mondialistes de la première heure - peuvent être satisfaits : ils ont pleinement réussi leur intervention surprise. " Au nom des peuples du monde ", ils ont, face aux représentants des États qui " divisent et mènent à l'abîme de la guerre ", proclamé leur volonté de paix, affirmé " le besoin commun d'un ordre mondial ". Jetée dans le palais de Chaillot, distribuée à la presse, reproduite par une bonne part des quotidiens, de Combat à Libération, de Franc-Tireur au Monde, la déclaration portée par Davis et Sarrazac rencontre un écho certain. Elle va devenir le texte fondateur de la citoyenneté mondiale.

Toute la semaine suivante, Les Actualités françaises projetées dans les salles de cinéma montrent des images filmées de cette intervention aussi inattendue que spectaculaire. Dès le samedi 20 novembre, l'action fait la Une des quotidiens. Plusieurs publient des photographies. La plupart montrent Davis entouré de nombreux policiers. Donc arrêté. Le symbole est fort. Ainsi que l'écrit Maurice Henry dans Combat : " Cette mesure vise en effet un homme qui défend le but même que l'ONU prétend soutenir[8]. " Ce journal évoque également le rôle joué par l'ancien résistant, un de ses titres associe les deux orateurs. C'est l'un des seuls périodiques à le faire. Car Garry Davis cristallise tous les commentaires. C'est lui, le campeur de Chaillot, dont ils ont abondamment relaté l'action deux mois plus tôt ; c'est lui qui a attiré l'attention des médias. Sarrazac, qui a constitué le Conseil de solidarité et organisé l'opération d'une main de maître, reste dans l'ombre, même si L'Aurore l'accuse d'avoir " fait son petit numéro oratoire[9] ".

Comme L'Aurore, mais à l'opposé de l'échiquier politique, L'Humanité minimise l'événement. Pire : le journal s'efforce de le disqualifier, dénonçant l'" exhibition de Garry Davis ", ce " pacifiste de Mi-Carême " évacué avant d'avoir " pu lâcher ses inepties de Troisième Force - les appels délirants au gouvernement mondial cher à nos fédéralistes à la Churchill[10] ".

Le Populaire, l'organe du Parti socialiste qui participe, précisément, avec les démocrates-chrétiens et les radicaux, à l'alliance politique dite de Troisième Force, n'est pas moins méprisant : " Le citoyen du monde, écrit-il, veut donner une leçon de pacifisme aux délégués des Nations unies[11] ".

Dans Franc-Tireur, sous le titre " Nous sommes avec Davis ! ", Albert Camus fustige l'ONU : " Assemblée de la paix, elle poursuit un homme qui lutte contre la guerre parce qu'il l'a connue ailleurs que dans le beau silence des bureaux. Pendant ce temps, les gouvernements représentés dans ce curieux organisme versent à leurs budgets de guerre des milliards qu'ils enlèvent à la production et aux salaires. " Pour l'écrivain, la tâche la plus urgente est " de dénoncer les mystifications ". Pour lui, " la leçon est claire. Sur la colline de Chaillot, tout est à l'honneur, sauf la paix. […] là où les États faillissent, les peuples doivent être consultés[12]. "

Combat, pour sa part, publie ce jour-là trois articles favorables. Le premier est celui de Maurice Henry, qui relate les faits. Le deuxième est dû à André Breton. Sous le titre " Un pour tous hormis quelques-uns ", le poète surréaliste évoque Kafka pour dénoncer lui aussi l'ONU, cette " assemblée formée de fonctionnaires ayant mission de tout sacrifier à des intérêts "nationaux" alors même que le concept de nation a perdu toute validité historique. " Breton poursuit : " Comme dans toutes les conjonctures désespérées de l'Histoire, il fallait et il suffisait momentanément qu'un homme se levât pour tout remettre en cause et sommer le monde de se reconnaître. Cet homme existe : il a nom Garry Davis. " S'il s'est désisté de sa nationalité, c'est parce qu'il estime que " l'allégeance à l'égard d'une nation, quelle qu'elle soit, est incompatible avec le loyalisme total envers l'espèce humaine que requièrent les conditions présentes[13]. "

Le troisième article de Combat est un éditorial signé Claude Bourdet et qui a pour titre " Le petit homme ". Non petit par la taille, mais parce qu'en réalité il est " Monsieur Personne ou Monsieur Tout-le-Monde. Exactement Monsieur Tout-le-Monde entier[14]. " La formule fait mouche, elle sera reprise par nombre de journalistes.

Davis contre Goliath, Antigone en blouson se dressant contre tous les pouvoirs, incarnation emblématique de la citoyenneté mondiale, Garry Davis fut tout cela. Avant de faire commerce de vrais-faux passeports et de se prendre pour le responsable d'un prétendu gouvernement mondial. Son discrédit fut alors total, mais c'est une tout autre histoire.

Un extraordinaire élan populaire

La dynamique qui naît soudainement à l'automne 1948 est à proprement parler extraordinaire. En témoignent les foules enthousiastes qui se pressent pour l'écouter, de Pleyel au Vélodrome d'Hiver, les réunions publiques qui, au printemps 1949, rassemblent 200 à 300 personnes semaine après semaine, tant à Paris qu'à Suresnes ou Colombes, les milliers de Provinciaux rassemblés dans les meetings qui se déroulent, en juin et juillet, dans le Sud-Ouest. En témoigne également l'écho rencontré par la feuille Peuple du Monde, insérée deux fois par mois dans le journal Combat, et diffusée de 100 à 130 000 exemplaires.

Seule une étude historique approfondie permet de contextualiser les événements, de comprendre les raisons de ce fantastique succès en un temps où tout paraît alors possible : un Monde uni ou le néant[15].

- Trois ans à peine après 1945 pèsent le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, les liens créés dans la Résistance, particulièrement dans la Résistance non communiste. Hiroshima et Nagasaki ouvrent une nouvelle ère. À nouveau monde, nouvelles menaces ;

- La naissance de la guerre froide, en 1947, est déterminante. C'est l'époque du " coup de Prague ", du blocus de Berlin, du Pacte atlantique. Domine alors l'angoisse d'un nouveau conflit, bien plus terrible encore ; l'aspiration à la paix est alors très forte comme en témoigne dans le même temps le succès de l'Appel de Stockholm visant à interdire l'arme atomique ;

- Le rôle tutélaire d'Albert Einstein, le savant le plus populaire du siècle, et mondialiste de la première heure, est important ;

- Il ne faut pas négliger la fonction de la toute nouvelle ONU, rassemblement d'États non des peuples, rapidement bloquée par le veto soviétique, impuissante et dénoncée comme telle ;

- C'est alors l'époque de l'avènement du fédéralisme mondial et européen qui s'organise sous plusieurs formes, autour de congrès essentiels ;

- En France, émerge alors un important courant de pensée neutraliste, qui s'affirme au-delà des blocs contre la politique de plus en plus atlantiste du gouvernement et à distance du Parti communiste (alors premier parti de France), de sa " lutte pour la paix " inféodée à la diplomatique soviétique ; de Combat à Franc-Tireur, de la revue Esprit au quotidien Le Monde, la presse neutraliste se fait favorablement l'écho des actions mondialistes, elle en amplifie la dynamique ;

- Il faut prendre en compte, aussi, bien sûr, le rôle essentiel d'écrivains et journalistes composant le Conseil de solidarité qui comprend 25 membres, parmi lesquels des romanciers de renom (Claude Aveline, André Breton, Albert Camus, Jean Paulhan, Raymond Queneau, Vercors, Richard Wright), de grands journalistes (Georges Altman, Claude Bourdet, Louis Martin-Chauffier), le philosophe Emmanuel Mounier, le peintre Jean Hélion et l'abbé Pierre, des militants pacifistes et, bien sûr, les trois dirigeants du Centre de recherche et d'expression mondialiste, le CREM (Robert Soulage-Sarrazac, Jeanne Allemand-Martin et le prêtre Paul Montuclard).

- Enfin, et peut-être surtout, la citoyenneté mondiale s'affirme comme un renouveau du pacifisme, si puissant dans les années 1930 et discrédité suite aux accords de Munich, à la débâcle du printemps 1940, aux dérives de certains pacifistes intransigeants sous l'Occupation. Sarrazac, ancien officier de carrière qui passa neuf ans sous les drapeaux, avouera plus tard, lors d'un entretien avec Nicolas Barret - les entretiens publiés en annexe de sa maîtrise d'histoire sont vraiment précieux, - son mépris pour les " pacifistes idéalistes, ne connaissant rien aux problèmes, ne connaissant rien aux hommes…, "mangeurs de carottes", végétariens[16] ". Or, ainsi qu'il le déplorera, parmi ceux qui s'affirmaient alors citoyens du monde les " neuf dixièmes étaient des pacifistes[17] ".

 Il est temps de conclure.

En 1947, dix-huit groupements - dont le Front humain des Citoyens du Monde et une Ligue des Citoyens du Monde - sont affiliés, en France, au Mouvement universel pour une Confédération mondiale, le MUCM. De 1948 à 1950, en à peine deux ans, naissent cinq publications mondialistes : La Patrie mondiale, Peuple du Monde, Le Citoyen du Monde, Cristal, Le Mondialiste. C'est une belle preuve de la vitalité de cet idéal novateur, de sa diversité aussi. Cette époque méritait bien une étude historique approfondie.

Je n'ai pas le temps d'entrer dans les détails, de mettre en relief les légendes et erreurs multiples qui accompagnent trop souvent la relation de ces faits, ni même d'évoquer, et c'est dommage, les causes du soudain déclin de cet élan bien éphémère.

J'espère que vous partagerez à la lecture de mon Histoire des Citoyens du Monde. D'Hiroshima à Cahors Mundi, un idéal en action, à paraître en février 2020 aux Éditions Imago - un livre que j'ai voulu à la fois érudit et très accessible -, un peu de la passion qui fut la mienne ces cinq dernières années.

Michel Auvray
michel.auvray46orange.fr

Allocutation prononcée le 19 novembre 2018
salle Victor Hugo - Immeuble Chaban Delmas - Paris
à l'occasion du 70ème anniversaire des Citoyens du Monde.


[1]. Cité par Guy Marchand, L'Épopée Garry Davis, Paris, chez l'auteur, [écrit en 1951] 1988, p. 47.

[2]. Rapporté par François-Jean Armorin, " Stupeur à Chaillot : on y a parlé de la paix ", Franc-Tireur, 20-21 novembre 1948.

[3]. Déclaration reproduite notamment in Maurice Henry, " Garry Davis et Robert Sarrazac interrompent la séance de l'ONU ", Combat, 20-21 novembre 1948.

[4]. Pierre Bergé, Les jours s'en vont. Je demeure, Paris, Gallimard, 2003, p. 121.

[5]. Pierre Bergé, " Garry Davis, un citoyen du monde vient de disparaître ", Libération, 28 juillet 2013.

[6]. Charles Ronsac, Trois noms pour une vie, Paris, Robert Laffont, " Vécu ", 1988, p. 247.

[7]. " L'Assemblée adopte la résolution belge sur le désarmement ", Le Monde, 22 novembre 1948.

[8]. Maurice Henry, " Garry Davis et Robert Sarrazac interrompent la séance de l'ONU ", art. cit.

[9]. " Garry Davis le citoyen du monde provoque un début d'émeute au palais de Chaillot ", L'Aurore, 20-21 novembre 1948.

[10]. " "Franc-Tireur", le pacifiste de carnaval ", L'Humanité, 20 novembre 1948.

[11]. " Incident à l'ONU ", Le Populaire, 20-21 novembre 1948.

[12]. Albert Camus, " Nous sommes avec Davis ! ", Franc-Tireur, 20-21 novembre 1948.

[13]. André Breton, " Un pour tous hormis quelques-uns ", Combat, 20-21 novembre 1948.

[14]. Claude Bourdet, " Éditorial. Le petit homme ", Combat, 20-21 novembre 1948.

[15]. Pour ce faire, il n'était pas d'autre choix que d'étudier et de croiser des sources très diverses : témoignages des acteurs, presse nationale et régionale, publications mondialistes, documents internes, souvenirs inédits, correspondances, rapports des Renseignements généraux, biographies, Mémoires ; et, bien sûr, travaux portant sur les intellectuels, la IVe République et la guerre froide, particulièrement de 1945 à 1953.

[16]. Entretien de Robert Sarrazac avec Nicolas Barret, le 14 décembre 1991, in Nicolas Barret, " Les Citoyens du Monde, 1948-1951 ", mémoire de maîtrise d'histoire contemporaine dirigé par Mme Lucette Levan-Lemesle et M. le professeur Antoine Prost, université Paris-I Panthéon-Sorbonne, 1992, vol. II : annexes, p. 72.

[17]. Ibid., p. 64.

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